Tout un monde lointain...

Henri Dutilleux (1916-2013)

Oeuvre pour violoncelle et orchestre

I. Énigme II. Regard III. Houles IV. Miroirs V. Hymne


Première audition dans le cadre du Festival d’Aix-en-Provence, le 25 juillet 1970. Soliste : Mstislav Rostropovitch, accompagné par l’Orchestre de Paris sous la direction de Serge Baudo



La particularité de cette composition, outre le fait qu’elle a été conçue pour un soliste d’exception, réside dans le choix de son titre et l’aura poétique qui s’en dégage, celle du monde baudelairien. Tout un monde lointain…, le titre de l’œuvre, est emprunté à un vers extrait du poème « La chevelure » des Fleurs du mal : « Tout un monde lointain, absent, presque défunt ». La partition s’imprègne à ce point de la poétique baudelairienne que chacun des cinq mouvements propose en guise d’épigraphe quelques vers du célèbre recueil qui avait fait scandale lors de sa première publication. Tout un monde lointain… doit aussi une part de son inspiration à la lecture par le compositeur d’« Un hémisphère dans une chevelure », l’un des Petits poèmes en prose (Le Spleen de Paris), dont le thème, sans être cité en exergue, est néanmoins latent et habite l’essentiel de la trame de l’œuvre concertante. Pour reprendre les mots de Dutilleux, l’œuvre s’organise « en cinq mouvements, nombre impair, eux-mêmes rattachés [les uns] aux autres comme dans Métaboles » (ou comme dans The Shadows of Time de 1997).

Charles Baudelaire, (1821-1867)

La Chevelure
(les Fleurs du Mal, 1857)

Ô toison, moutonnant jusque sur l'encolure !
Ô boucles ! Ô parfum chargé de nonchaloir !
Extase ! Pour peupler ce soir l'alcôve obscure
Des souvenirs dormant dans cette chevelure,
Je la veux agiter dans l'air comme un mouchoir !

La langoureuse Asie et la brûlante Afrique,
Tout un monde lointain, absent, presque défunt,
Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique !
Comme d'autres esprits voguent sur la musique,
Le mien, ô mon amour ! nage sur ton parfum.

J'irai là-bas où l'arbre et l'homme, pleins de sève,
Se pâment longuement sous l'ardeur des climats ;
Fortes tresses, soyez la houle qui m'enlève !
Tu contiens, mer d'ébène, un éblouissant rêve
De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts
.

Un port retentissant où mon âme peut boire
A grands flots le parfum, le son et la couleur ;
Où les vaisseaux, glissant dans l'or et dans la moire,
Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire
D'un ciel pur où frémit l'éternelle chaleur.

Je plongerai ma tête amoureuse d'ivresse
Dans ce noir océan où l'autre est enfermé ;
Et mon esprit subtil que le roulis caresse
Saura vous retrouver, ô féconde paresse,
Infinis bercements du loisir embaumé !

Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues,
Vous me rendez l'azur du ciel immense et rond ;
Sur les bords duvetés de vos mèches tordues
Je m'enivre ardemment des senteurs confondues
De l'huile de coco, du musc et du goudron.

Longtemps ! toujours ! ma main dans ta crinière lourde
Sèmera le rubis, la perle et le saphir,
Afin qu'à mon désir tu ne sois jamais sourde !
N'es-tu pas l'oasis où je rêve, et la gourde
Où je hume à longs traits le vin du souvenir ?

 

 

Un hémisphère dans une chevelure
Le Spleen de Paris, 1869

Laisse-moi respirer longtemps, longtemps, l'odeur de tes cheveux, y plonger tout mon visage, comme un homme altéré dans l'eau d'une source, et les agiter avec ma main comme un mouchoir odorant, pour secouer des souvenirs dans l'air.

Si tu pouvais savoir tout ce que je vois ! tout ce que je sens ! tout ce que j'entends dans tes cheveux ! Mon âme voyage sur le parfum comme l'âme des autres hommes sur la musique.

Tes cheveux contiennent tout un rêve, plein de voilures et de mâtures ; ils contiennent de grandes mers dont les moussons me portent vers de charmants climats, où l'espace est plus bleu et plus profond, où l'atmosphère est parfumée par les fruits, par les feuilles et par la peau humaine.

Dans l'océan de ta chevelure, j'entrevois un port fourmillant de chants mélancoliques, d'hommes vigoureux de toutes nations et de navires de toutes formes découpant leurs architectures fines et compliquées sur un ciel immense où se prélasse l'éternelle chaleur.

Dans les caresses de ta chevelure, je retrouve les langueurs des longues heures passées sur un divan, dans la chambre d'un beau navire, bercées par le roulis imperceptible du port, entre les pots de fleurs et les gargoulettes rafraîchissantes.

Dans l'ardent foyer de ta chevelure, je respire l'odeur du tabac mêlé à l'opium et au sucre ; dans la nuit de ta chevelure, je vois resplendir l'infini de l'azur tropical ; sur les rivages duvetés de ta chevelure je m'enivre des odeurs combinées du goudron, du musc et de l'huile de coco.

Laisse-moi mordre longtemps tes tresses lourdes et noires. Quand je mordille tes cheveux élastiques et rebelles, il me semble que je mange des souvenirs.

 

Le poison
(Les Fleurs du Mal)

Le vin sait revêtir le plus sordide bouge
D'un luxe miraculeux,
Et fait surgir plus d'un portique fabuleux
Dans l'or de sa vapeur rouge,
Comme un soleil couchant dans un ciel nébuleux.

L'opium agrandit ce qui n'a pas de bornes,
Allonge l'illimité,
Approfondit le temps, creuse la volupté,
Et de plaisirs noirs et mornes
Remplit l'âme au delà de sa capacité.

Tout cela ne vaut pas le poison qui découle
De tes yeux, de tes yeux verts,
Lacs où mon âme tremble et se voit à l'envers...

Mes songes viennent en foule
Pour se désaltérer à ces gouffres amers.

Tout cela ne vaut pas le terrible prodige
De ta salive qui mord,
Qui plonge dans l'oubli mon âme sans remord,
Et, charriant le vertige,
La roule défaillante aux rives de la mort !

 

La mort des amants
(Les Fleurs du mal)

Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères,
Des divans profonds comme des tombeaux,
Et d'étranges fleurs sur des étagères,
Ecloses pour nous sous des cieux plus beaux.

Usant à l'envi leurs chaleurs dernières,
Nos deux coeurs seront deux vastes flambeaux,
Qui réfléchiront leurs doubles lumières
Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux.


Un soir fait de rose et de bleu mystique,
Nous échangerons un éclair unique,
Comme un long sanglot, tout chargé d'adieux ;

Et plus tard un Ange, entr'ouvrant les portes,
Viendra ranimer, fidèle et joyeux,
Les miroirs ternis et les flammes mortes.

 

Les métaphores du voyage et du rêve forment autant d’images, au centre du troisième mouvement de la composition, intitulé « Houles », dont la source est également puisée dans La Chevelure : « Tu contiens, mer d’ébène, un éblouissant rêve / De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts ». Dutilleux avait envisagé un temps d’intituler ce mouvement, non pas « Houles », mais « Voyage ».

« Large et ample », ce mouvement central privilégie les doubles-cordes à l’instrument soliste, avant qu’une gradation d’orchestre n’aboutisse à une véritable stase donnant l’impression d’une spatialisation où l’harmonie, déployée, semble « venir de loin » et se rapprocher de l’auditeur. Des correspondances symétriques structurent respectivement les deuxième et quatrième mouvements, centrés sur les thématiques du vertige et du double : d’une part « Regard » et sa mélopée descendante de violoncelle solo, dont le titre d’abord prévu était « Vertige » (« l’instrument plane longuement dans le registre suraigu »), d’autre part « Miroirs » et son association énigmatique des timbres du marimba (comme des « gouttes d’eau »), de la harpe, des tam-tams et des cordes divisées, avant que la ligne du violoncelle soliste ne se greffe sur cette texture singulière et ne se déploie en une rêverie lyrique. Ces deux mouvements sont unis par la même thématique du « reflet » : « Regard » cite en épigraphe « … le poison qui découle / De tes yeux, de tes yeux verts, / Lacs où mon âme tremble et se voit à l’envers… », des vers extraits du poème « Le Poison » auxquels fait écho le quatrième mouvement intitulé « Miroirs », introduit par ces quelques élans admirables contenus dans le sonnet « La mort des amants » : « Nos deux cœurs seront deux vastes flambeaux / Qui réfléchiront leurs doubles lumières / Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux. »

La thématique du reflet et qui unifie ces deux séquences est une constante stylistique de l’imaginaire créatif de Dutilleux : ces vers ont été choisis à dessein car ils ont en commun de symboliser le vertige : ces effets de vertige qui habitent « Miroir d’espace » d’Ainsi la nuit ou les « Espaces lointains » de Mystère de l’instant. Jouer des effets de « miroirs », tout à la fois lignes convergentes ou divergentes par rapport à un axe de symétrie horizontal et principes de rétrogradations donnant temporairement l’illusion d’un repli du temps sur lui-même.

Les premier et dernier mouvements de Tout un monde lointain… peuvent aussi, à distance, résonner entre eux. Le premier, « Énigme », est accompagné de l’épigraphe « … Et dans cette nature étrange et symbolique », tirée du poème XXVII. Ce mouvement nous plonge dans un climat de mystère dont la cadence liminaire du violoncelle soliste capte l’essence, suivie par une succession d’harmonies en éventail à l’orchestre (véritable « portique fabuleux » chez Baudelaire) qui servira d’interlude, repris au cours de l’organisation « tressée » de l’œuvre. Véritable prolongement par expansion de la cadence initiale, ce « portique » de l’orchestre sera le liant structurel de l’ensemble de la composition. La nature énigmatique (aux deux sens du terme) du premier mouvement se caractérise également par la présence de variations conçues à partir d’un matériau dodécaphonique, technique d’écriture que Dutilleux avait déjà utilisée dans ses Métaboles (« Obsessionnel »). Si l’incipit du poème XXVII, « Avec ses vêtements ondoyants et nacrés », évoque une femme dont les traits anticipent la poétique mallarméenne d’« Hérodiade », pour reprendre l’idée de John E. Jackson, Dutilleux a préféré retenir la description de l’étrangeté de la nature, à même de lui inspirer l’écriture d’un souffle percussif au tout début de la partition : roulements diffus et ppp de la caisse claire avec timbre et balai métallique, ainsi que ceux de la cymbale cloutée avec baguettes de timbale. Dans le même esprit de stylisation d’un son qui naît du silence, ce geste résonant initial, mais instrumenté différemment, fut réitéré au début de Timbres, Espace, Mouvement, dédié à… Rostropovitch.

« Hymne », le dernier mouvement, emprunte son épigraphe à « La Voix », poème extrait de « Pièces diverses » : « … Garde tes songes ; / Les sages n’en ont pas d’aussi beaux que les fous ! ». La conservation des rêves nit par l’emporter sur l’idéalisation momentanée de la beauté. L’« Hymne » final du concerto, par la reprise d’un certain nombre de motifs antérieurs, s’apparente à ce repli de la mémoire contenu dans nombre de poèmes de Baudelaire. La coda de l’œuvre, en extinction, laisse entendre un trille ténu au violoncelle soliste, tandis que les « songes » évoqués dans l’épigraphe anticipent sur la poétique musicale d’une autre œuvre concertante de Dutilleux, L’Arbre des songes de 1985.

C’était un projet non réalisé de ballet sur les Fleurs du mal, à l’initiative de Roland Petit, qui avait été indirectement à l’origine de Tout un monde lointain…, pour violoncelle et orchestre. Peu convaincu par le projet, Dutilleux déclina la proposition, mais retint l’idée de composer d’après Baudelaire. La conception d’une œuvre concertante pour violoncelle est parallèlement née de la rencontre avec Mstislav Rostropovitch en 1961, grâce à l’entremise d’Igor Markevitch. Ce sont ainsi deux situations indépendantes l’une de l’autre qui se sont cristallisées en une seule vision créatrice qui vit le jour le 25 juillet 1970 à Aix-en-Provence.

Maxime Joos

 

TEXTE COPIE DE http://www.dutilleux2016.com/ms-tout-un-monde/

 

 

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