La mélodie francaise




Pour entrer dans l’univers de la mélodie, il faut savoir qu’au cours de la deuxième moitié du XVIIIè siècle, la musique vocale française repose en grande partie sur la romance. Jean-Jacques Rousseau, qui en a composé plusieurs, a écrit qu’il s’agissait de

«quelque histoire amoureuse et souvent tragique mise en musique et destinée à être chantée dans les salons. »

La romance, donc, est une œuvre pour voix seule, accompagnée par le piano en général, et dont le texte est toujours inspiré d’un sentiment amoureux. Et pour illustrer ses propos, vous pouvez écouter une romance typique de cette époque, puisqu’elle date de 1784 et que le thème n’est autre que l’amour et ses tourments. C’est une œuvre de Jean Paul Egide Martini, sur un texte de Jean-Pierre Claris de Florian.

Plaisir d'amour :

L’époque romantique favorise l’épanouissement de la romance. Dans les années 1830, spécialistes et amateurs en produisent des centaines.
On trouve d’ailleurs dans les Annales des Beaux-arts, un article écrit en 1854, qui estimait à environ 250 000 romances publiées par an !
Quant à l’accompagnement du chant, il est souvent assuré par un piano, ou une harpe, à cause de la beauté des gestes.
Les allusions à ce genre musical sont nombreuses dans les œuvres littéraires de l’époque. Elles attestent combien elles font partie du paysage culturel. Et combien elles offrent à la satire, une occasion de se défouler.

Mais la romance n’est pas digne d’appartenir aux grandes œuvres musicales. Pour preuve, le pauvre Gambara, personnage de Balzac dans la Comédie Humaine, en 1837.
Que lui arrive-t-il, à ce pauvre Gambara ?

La scène se passe à Paris en 1831. Gambara, musicien instrumentiste, facteur et compositeur, vit misérable et incompris avec son épouse Marianna. Il rêve de gloire en espérant composer un jour un opéra digne de son nom. Mais il ne sait écrire que des romances qui produisent d'horribles cacophonies là où il croit entendre le concert des anges.

Il y a d’autres exemples de mise en scène satirique d’un compositeur de romances, comme les Scènes de la vie de bohème de Murger, en 1848, thème qui servira à Puccini pour son opéra, ou bien Flaubert qui évoque le sujet de manière sarcastique dans l’éducation de Madame Bovary.
Flaubert donne d’ailleurs, dans son dictionnaire des idées reçues, quelques définitions savoureuses :
Pour les romances, donc :
le chanteur de romances plait aux dames.
Le piano est indispensable dans un salon.
La harpe : "produit des harmonies célestes ; ne se joue en gravure, que sur des ruines ou au bord des torrents ; fait valoir le bras et la main. »
A la même époque pourtant, au delà du Rhin, le lied remporte un formidable succès.
La romance, et la mélodie par la suite, ne seraient-elles pas tout simplement le lied en langue française ?
Il y a des ressemblances, c’est évident, mais surtout un concours de circonstances.
En effet, comprendre la Mélodie française, c’est aussi connaître le lied afin d’en faire la distinction.
Donc, brièvement, qu’est-ce qu’un lied ?
Un lied est une composition brève pour une voix accompagnée par un piano ou par un ensemble instrumental, sur un texte de langue allemande. En fait, quand on parle de lied, un nom vient spontanément à l’esprit : Franz Schubert.
Mais également Johannes Brahms, Robert Schumann, Hugo Wolf, Richard Strauss, Gustav Mahler ou Arnold Schönberg, tous compositeurs allemand ou autrichiens.
Plongeons-nous dans l’ambiance avec l’extrait suivant :

Début de Wohin, extrait de La Belle Meunière de Schubert :


Le lied connaîtra un destin qui lui est propre, sur plus d’un siècle. Mais notre propos étant la Mélodie, à partir de cet exemple, il nous sera plus aisé de comprendre son avènement.
La mélodie serait alors un lied en langue française ?
Eh bien, non, justement ! La première confusion vient de leurs similitudes. Le lied et la mélodie sont composés pour la voix, seule en général, et l’accompagnement est apporté par le piano, ou l’orchestre.
La deuxième confusion, de taille vient de la traduction de l’époque de Schubert. En effet, la publication des premiers Lieder de Schubert, à Paris en 1833, voit apparaître le mot Mélodie à la place de Lieder.
Or la mélodie n’est pas le lied francisé, mais est l’évolution de la romance.

Berlioz a écrit des romances aussi.
En 1822, Berlioz publie son premier ensemble de romances : le Dépit de la bergère, le Maure jaloux, Pleure pauvre Colette, le Montagnard exilé.
L’année 1834 semble pour le musicien propice à la composition de romances. Dans le journal La Romance, il fait paraître Les Champs, sur des paroles de Béranger.
L’éditeur Schlesinger publie : le Jeune Pâtre breton, composé sur des paroles de Brizeux, La Captive, sur des paroles de Victor Hugo, le Chant du bonheur, dont Berlioz écrit lui-même le texte, puis le Pêcheur.
Enfin, Je crois en vous paraît dans le journal le Protée ; cet air sera réutilisé par Berlioz et deviendra l’ariette d’Arlequin au deuxième acte de l’opéra Benvenuto Cellini, ainsi la romance se verra-t-elle indirectement promue à un statu plus brillant que le sien.

Les Champs, romance publiée dans le journal La Romance, sur des paroles de Béranger :

 

La belle mélodie française que nous connaissons serait donc l’évolution de la romance. Mais quand observe-t-on la métamorphose ?
En 1841, le critique néerlandais Noske écrit
« Tous les liens avec la fade romance sont rompus ; la romance est devenue un genre sérieux. »
Et cette critique concerne les Nuits d’été d’Hector Berlioz.
Hector Berlioz, l’homme du changement.

Sur les lagunes, l'une des six Mélodies des Nuits d'été de Berlioz (Précisons toutefois que l’orchestration date de 1854. La première version a été écrite pour voix et piano.) :

 

En effet, ce n’est pas l’accompagnement qui change le genre. Piano ou orchestre, peu importe.

Berlioz ouvre donc les festivités avec la publication en 1841 des Nuits d’été, dénommées Mélodies. Il va donner plus d’indépendance à la ligne mélodique par rapport au texte poétique, pour coller au plus près des suggestions poétiques, et ne plus se satisfaire d’une forme immobile et fermée, comme une succession de couplets et de refrains par exemple. Et ce changement se perçoit dans les Nuits d’été, surtout dans Sur le lagunes que nous avons entendues tout à l’heure. Les autres mélodies, comme Villanelle ou Absence, sont encore très proches de la romance.
En revanche, le progrès apporté par Berlioz concerne le lien entre le poète et le compositeur.
En effet, Théophile Gauthier aurait même remis ses textes à Berlioz avant leur publication. Théophile Gauthier les aurait-il écrits en imaginant qu’une musique pût les accompagner ?
Enfin, il est clair que si Berlioz et d’autres compositeurs écrivent des Mélodies, c’est pour se démarquer de la Romance, mais pas pour l‘anéantir. Les deux genres existent parallèlement assez longtemps.
Un demi-siècle plus tard, d’ailleurs, Debussy écrit des œuvres qu’il nomme délibérément Mélodies, et d’autres Romances.

Enfin, Berlioz apporte plus de soin au discours musical et il est suivi dans cette voie par Gounod, Saint-Saëns, Massenet et d'autres compositeurs qui font surtout appel aux poètes de leur temps (Gautier, Hugo, Lamartine, Musset...) mais aussi à ceux appartenant au patrimoine poétique français (Marot, Villon, du Bellay, Ronsard, Boileau...).
L’écriture musicale est dès lors plus aboutie, et démontre un travail de subtilité dans un constant souci de fidélité au texte. La musique devient alors une transposition sonore du poème, grâce à l’extrême sensibilité et à l’imagination des compositeurs.
La mélodie eut un caractère plus intime chez Gounod, Chabrier et Duparc, dont L’invitation au voyage fut une réussite.

L'invitation au voyage de Baudelaire, mise en musique par Henri Duparc :

Le Mélodie se démarquera bien à un moment ou à un autre ?
Eh bien, l’âge d’or de la Mélodie se situe au moment où l’esthétique symboliste prendra de l’importance, vers 1870.
Mallarmé délaisse la forme de vers aux pieds inébranlables pour aller beaucoup plus loin, et sa poésie ne va plus s’appliquer à raconter des histoires, mais plutôt à laisser percevoir des idées et des sensations, des impressions.
La Mélodie française devient un art fait de raffinements, de subtilités.

Les compositeurs Debussy, Fauré, Duparc, Chausson se tournent vers la nouveauté poétique des Symbolistes. Une forme plus élaborée naît et s'affirme alors : la mélodie, alliance de la poésie et de la musique, recherche du sens poétique à travers un rapport plus étroit entre l'écriture vocale et pianistique.

Pierrot de Claude Debussy :


C’est donc vers la fin du XIXè siècle que la mélodie a connu son âge d’or avec Fauré, Debussy (dans les Chansons de Bilitis, les Poèmes de Mallarmé), Caplet et Ravel (dans Schéhérazade).

Fauré marque profondément son époque par son art en demi-teintes, riche de nuances, même si au contraire de ses contemporains, il ne fera pas appel aux grands poètes de l’époque.

 

La mer est infinie de Fauré, extrait de L’horizon chimérique opus 118 de Gabriel Fauré, sur un texte de Jean De La Ville De Mirmont :

 

 

Debussy et Ravel prolongent cette quête du raffinement des correspondances texte/musique par la richesse expressive de leurs discours harmoniques et par des exigences de prosodie dont découlent des innovations importantes dans le domaine du traitement des inflexions vocales (style recto tono chez Debussy, élision du "e" muet chez Ravel, liberté rythmique).

L’énigme éternelle de Maurice Ravel :

La mélodie acquiert alors définitivement un style qui lui est singulier et unique, piano et voix formant un tout indissociable. De nombreux compositeurs prolongeront jusque dans les années soixante cette tradition (Max Jacob, Darius Milhaud, Henri Sauguet, Manuel Rosenthal, Olivier Messiaen, Henri Dutilleux, Jean Françaix ...).

La Fiancée d'Olivier Messian :

Mais la mélodie était à cette époque, en net déclin. La mélodie française, faite de charme, d’équilibre et de retenue, était peu susceptible de conquérir les foules et elle reste, dans l’esprit de beaucoup, un divertissement pour salons bourgeois de temps révolus.
De Berlioz à Messiaen, chacun avec sa propre sensibilité, offre au répertoire de la mélodie des œuvres fortes et personnelles. Qu'il s'agisse du registre de l'intimité ou de celui de la truculence et de l'humour, la rigueur de la facture et les pouvoirs expressifs de la mise en musique confèrent à la mélodie les qualités d'un esthétisme raffiné reconnu pour être spécifiquement français.

Et la Mélodie française s’est exportée, il me semble ?
On peut parler d’inspiration évidente dans les œuvres russes de Moussorgsky, ou les œuvres nordiques de Sibélius par exemple.
La période correspondant en gros au premier tiers du XXe siècle vit œuvrer en Europe septentrionale plusieurs mélodistes de qualité. On se trouve à l’époque où le modèle du lied allemand se tempère d’autres influences, à commencer par l’impressionnisme français.
Le genre fleurit avant tout en Suède, avec, comme figures majeures, Stenhammar, Rangström, Peterson-Berger, von Koch et Nystroem.
Ture Rangström, auteur de quelque 250 mélodies, est à l’époque moderne un exemple rare de compositeur doté d'une authentique formation personnelle de chanteur.
Ce bagage eut une influence extrêmement positive sur la construction de ses mélodies. Egalement doué pour la littérature, il sut choisir ses textes et leur donner une intense vie musicale. Il utilisa les poètes suédois Bo Bergman et Fröding comme Stenhammar, mais aussi Strindberg.
Pianiste renommé et chambriste confirmé, il consacra une part de son inspiration – avec beaucoup de talent - à la mélodie et laissa une soixantaine de mélodies de climats variés.

Melodi de Ture Rangström :

Au Danemark, les élèves de Carl Nielsen, comme écrasés par la personnalité du maître, ne sont pas vraiment sortis de son ombre pour s’exprimer avec une grande force d’originalité. Sont pourtant dignes d’attention le discret Poul Schierbeck et la compositrice Nancy Dalberg qui travailla de manière très étroite avec Nielsen.
En Norvège, Eyvind Alnæs, Sigurd Lie et David Monrad Johansen s’inscrivent dans la tradition nationale et l’héritage de Grieg.
En Finlande, citons Leevi Madetoja, bon mélodiste dont l’œuvre trahit d’évidentes leçons de l’impressionnisme français.

Du côté russe, Moussorgski composa également d’admirables mélodies.

Modeste Moussorgski, Pour vous les mots d’amour :