JEFF BECK, UN PARCOURS EN CINQ VOLUMES


La discographie de Jeff Beck est assez conséquente. Des Yardbirds des années 1960 aux albums solos, plus de cinquante ans de carrière ont donné lieu à de nombreux choix, voire de virages esthétiques. Le parcours musical du guitariste n’est pas linéaire mais montre une volonté de renouvellement permanent. Passer en revue l’intégralité de sa discographie eut été difficile. Nous avons donc procédé à un choix subjectif de cinq albums ayant précédé You Had It Coming. Pas véritablement « d’analyse » au sens strict du terme mais, en revanche, après une brève présentation générale de l’album, un focus sur un titre incontournable extrait de chaque album retenu. Notre subjectivité est toute relative d’ailleurs tant les albums sélectionnés sont presque systématiquement une pierre angulaire de son oeuvre, ouvrant ou refermant un genre, un style, une expérimentation. Comme le souligne fort justement le guitariste de jazz Pierrejean Gaucher dans Jazz Magazine (n° 706, juin 2018), « interprète dans l’âme, Jeff Beck n’est pas concentré sur ce qu’il joue mais sur comment le jouer.Transcrire son jeu sur une portée a peu de sens, vu que son toucher et les effets qui l’accompagnent comptent autant que les notes ». C’est pour cela que le lecteur trouvera très peu de transcription dans les textes qui suivent. Comme notre première partie le souligne, ce qui compte dans un disque rock est le son et l’espace, c’est cela qu’il faut garder en premier lieu à l’esprit et que nous répétons ici : un disque est une musique enregistrée, mise en forme, mise en sons et en espace dans un studio. Et c’est bien un album construit en studio qui doit nous préoccuper ici. Ce « parcours », qui couvre cinq décennies, débute par le premier album enregistré par Jeff Beck sous son nom : Truth.

 

Premier album, 1960’S : TRUTH

 

Ken Scott, ingénieur du son ayant travaillé avec, entre autres, les Beatles, David Bowie et Supertramp, raconte dans Abbey Road to Ziggy Stardust qu’à peine le MagicalMystery Tour des Beatles achevé, EMI lui confia l’enregistrement du premier album du Jeff Beck Group, Truth, « qui comptait les futures superstars Rod Stewart au chant et le futur guitariste des Faces et des Rolling Stones Ron Wood à la basse ». Un disque qui ne prit qu’une semaine et demie pour être enregistré et qui fut pratiquement capté liveDans « Blues Deluxe » par exemple, on entend du public, mais c’est un faux live qui ne trompe personne. Une idée de Peter Grant qui, avec Ken Scott, est allé chercher des ambiances live dans la bibliothèque sonore d’EMI et les a ajoutées par la suite. Ce fut aussi la première fois que Ken Scott eut à enregistrer des cornemuses (bagpipes) que l’on entend dans « Morning Dew » (où l’on notera l’usage intensif de la wah-wah).
On note aussi la présence d’un titre de Willie Dixon et J. B. Lenoir que transcende Led Zeppelin dans son premier album : « You Shook Me ». Le titre figure bien sur le Led Zeppelin I, un groupe managé par un certain Peter Grant qui fut l’assistant de Mickie Most, producteur de Truth. « De nombreux critiques ont affirmé que le son de Led Zeppelin était principalement dérivé de cet album de Jeff Beck, mais on peut se demander si Peter y est pour quelque chose », commente Ken Scott. Truth est parfois présenté comme l’album exposant les « prémices du hard rock, sur fond de fuzz et de wah-wah. » (Ken Scott, in Demian, « Beck Around the Clock », Guitar Collector : Jeff Beck, n° 20, sept-nov. 1999, p. 14-19). Truth parvient à se hisser à la 15e place du Billboard et reste 33 semaines dans les charts.

Focus : « Beck’sBolero »

Truth contient le fameux « Beck’sBolero », pièce maîtresse du répertoire beckien et l’un des morceaux favoris du guitariste. Inspirée par le Boléro de Ravel, la pièce reprend peu ou prou la séquence rythmique du compositeur français et construit à la guitare rythmique 12 cordes (vraisemblablement une Fender Electric XII) une suite harmonique sur une pédale de la (la majeur, do majeur/la majeur/lasol majeur 6 – c’est-à-dire avec la note mi ajoutée/A).
Des accords parfois enrichis mais dont la base (il ne s’agit là que des accords joués à la guitare) est celle de l’exemple qui suit.

Une suite harmonique qui s’interrompt uniquement lors de l’interlude. Formellement, nous avons l’exposition du thème « boléro » avec, lors de la reprise, des effets de slide – on glisse un bottleneck le long du manche de la guitare – noyés dans de l’écho. De caractère plus « heavy », l’interlude qui suit s’échappe complètement du schéma « boléro ». Il précède le retour également « heavy » du thème « boléro » (abrégé). Une coda achève un morceau qui ne dépasse pas les trois minutes.

 

Deuxième album, 1970’S : BLOW BY BLOW

 

Avec Blow by Blow, Beck explore un tout autre genre : la fusion. C’est en entendant le Jack Johnson de Miles Davis et surtout la guitare de John McLaughlin sur ce disque qu’il a un déclic : voilà la voie qu’il souhaite prendre. Produit par George Martin (celui des Beatles), l’album sort le 31 mars 1975 aux États-Unis et un mois plus tard en Europe. C’est George Martin qui donna à l’album son titre, Blow by Blow, « parce que le mot “blow” a beaucoup de sens. Mais je l’utilisais dans le sens du jazz. Si on fait un truc hors tempo, on parle d’un “blow” » (George Martin, DVD Still on the Run:The Jeff Beck Story).

« Pour moi, explique Beck, George était comme un parent de bon conseil : quelqu’un qui pourrait m’aider à cristalliser mes visions les plus extrêmes de manière à les rendre plus accessibles au grand public. Et ça a plutôt bien fonctionné. Certains de mes solos préférés ont été jetés parce qu’il pensait qu’ils étaient horribles, sans musicalité. » (Jeff Beck, in Demian, « Beck Around the Clock », Guitar Collector: Jeff Beck, n° 20, sept-nov. 1999, p. 14-19.)

De fait, le rôle de George Martin dans la conception même de l’album apparaît comme fondamental. Selon Jimmy Page, la méthode employée par le producteur rappelait également le procédé utilisé par Teo Macero et Miles Davis : « [Jeff] m’a raconté que George le laissait jouer et improviser. Il enregistrait tout puis faisait la version finale. » (DVD Still on the Run:The Jeff Beck Story). Martin renforce le côté « concept » de l’album en reliant les morceaux entre eux. Il a également tenté de dompter le côté « immédiat » de Beck en « arrondissant » les angles et donnant une couleur plus « pop » à l’ensemble.
« J’essayais constamment de mettre du funk dans le disque, mais George voulait des orchestrations “beatlesques” et des mélodies fortes. J’étais sous l’influence du premier album de Graham Central Station [groupe fondé par Larry Graham qui venait de quitter Sly and the Family Stone] que j’écoutais en boucle dans ma voiture. Je ne me rendais pas compte de tout le bien que me faisait George. » (Jeff Beck, in BECK 01, Guildford, Genesis Publications, 2016).
Véritable succès commercial, Blow by Blow, album instrumental, atteint la 4e place du Top 30 albums.

Focus : « Cause We’ve Ended as Lovers »

Titre composé par Stevie Wonder, ce choix est, entre autres, guidé par la communauté de jeu, voire de son, avec « Nadia ».

C’est aussi, comme dans « Nadia », une relecture à la guitare d’une ligne vocale. La version originale est chantée par Syreeta Wright, artiste parrainée par le musicien (et son épouse durant une brève période), et publiée en 1972 dans un album intitulé Stevie Wonder presents Syreeta. C’est la voix de Syreeta qui a marqué Jeff Beck : « Sa voix était comme un flot de cristal. J’ai commencé à jouer “Cause We’ve Ended as Lovers”, la mélodie que Syreeta chantait.

Max Middleton [le claviériste de l’album] a dit “C’est magnifique qu’est-ce que c’est ?”. Je lui ai joué la chanson de Syreeta et il a dit : “Pourquoi on n’en fait pas un instrumental ?” » (DVD Still on the Run:The Jeff Beck Story)

Beck développe un jeu très proche de celui de « Nadia ». Un jeu que l’on peut d’ailleurs – à la suite de notre tutoriel « introduction » ci-dessus – décortiquer dans la version enregistrée live en 2007 au Ronnie Scott’s. Le « geste » beckien (jeu aux doigts, action sur la barre de vibrato et le bouton de volume) et le « son » qui en résulte sont parfaitement mis en valeur par le réalisateur.

 

 

Troisième album, 1980’S : THERE AND BACK

 

George Martin parti, Beck retrouve Ken Scott et continue d’explorer la voie de la fusion et sort en 1980 There and Back, beaucoup plus expérimental. Après Jan Hammer, cet album est aussi l’occasion d’une nouvelle rencontre importante dans le parcours musical de Jeff Beck : celle du claviériste Tony Hymas.

Focus : « Star Cycle »

Dans ce foisonnement qu’est There and Back, « Star Cycle », avec ses sonorités typiques de la fusion genre Weather Report, est le titre qui nous rapproche le plus de You Had It Coming avec cette boucle de synthé (qu’on pourrait croire empruntée aux Who de « Baba O’Riley ») qui a servi de support à la construction de l’ensemble. « “Star Cycle” était intéressant parce que j’ai enregistré tout le morceau ici, dans le vieux studio, avec un séquenceur et j’ai joué de la batterie. J’ai emmené la bande à Ramport, le studio des Who à Londres. Et on a ajouté tous les leads par-dessus, » explique Jan Hammer (Jan Hammer, in Matthew Longfellow Still on the Run:The Jeff Beck Story, DVD Eagle Vision, Universal, 2018). Les crédits des musiciens, pour ce titre, se résument à Jeff Beck, guitares, et Jan Hammer, claviers et batterie.

 

 

 

Quatrième album, aux portes des 1990’S : GUITAR SHOP

 

Beck traverse les années 1980 sans rien produire de véritablement transcendant. Même sa collaboration avec Nile Rodgers (qui produit des albums pour Bowie, Madonna et même Sheila) en 1985 (Flash) tourne court. L’album qui en résulte ne satisfait guère le musicien. « La matière était inexistante. Qu’est-ce qu’on a eu ? Un recueil de mauvaises chansons de Nile Rodgers. Une seule valait le coup, “Ambitious”. » (Guitar Collector) La qualité du line up (Hammer, Hymas, Carmine Appice…) n’y change rien. L’album est un échec. Il faut attendre 1989 pour entendre à nouveau un bon album de Jeff Beck.
Accompagné de Terry Bozzio (batterie) et de Tony Hymas (claviers), Beck enregistre Guitar Shop, unanimement salué comme l’album du retour. La pochette (que Beck dit adorer) est un résumé saisissant de ce que le guitariste est : cette guitare posée sur un pont dans un garage est l’image même de ce guitariste-mécanicien. « C’était un trio puissant avec un clavier au lieu d’une basse. » (Jeff Beck, DVD Still on the Run : The Jeff Beck Story)

Focus : « Where Were You »

« C’est un morceau impossible. Il y joue une mélodie avec des harmonies. Il a l’oreille assez sensible pour savoir exactement quand c’est le ton. » (Jennifer Batten, DVD Still on the Run:The Jeff Beck Story)
C’est encore une fois une mélodie proche de « Nadia » qui guide ici ce choix. On y retrouve le son, noyé dans l’écho et la réverb, et cette manière d’aborder la mélodie tout à fait singulière et significative de son « geste » instrumental. La version Live at Ronnie Scott’s est à nouveau éloquente.

 

 

Quatrième album, 1999 : WHO ELSE !

 

You Had It Coming est en réalité au cœur d’une sorte de trilogie techno-rock qui débute avec WhoElse! en 1999, album instrumental tendance hard rock industriel, produit par le pianiste (de jazz) Tony Hymas et nommé aux Grammy Awards, et qui se termine par Jeff en 2003.

Focus : « Space for the Papa »

Plus qu’à l’aspect « électro » de l’album, le choix de ce titre est ici guidé par une influence qui n’est pas sans incidence sur l’ensemble du jeu de Beck, mais aussi sur ce qu’on entend dans You Had It Coming. C’est Martin Power (Hot WiredGuitar: The Life of Jeff Beck, p. 364-365) qui souligne l’influence du guitariste indien Vishwa Mohan Bhatt, spécialiste de la slide et de l’usage du bottleneck. Il offre à Beck une double influence, à la fois dans le choix de thèmes « indianisants » et dans un mode de jeu dont il use fréquemment.

 

 

https://www.youtube.com/watch?v=gB5aXPgZ61s&list=PLMxy067kbpQgkz5J28fyA0UsfeFOosO64