BRÈVE HISTOIRE DE LA DISTORSION

L’usage et l’intégration de la distorsion dans la musique rock est sans doute l’un des plus grands paradoxes sonores qui ait existé depuis l’invention de l’enregistrement : « au moment précis où la haute-fidélité prenait son envol, écrit Greg Milner, une nouvelle musique se développait autour d’une esthétique qui mettait en valeur la basse-fidélité. » (Greg Milner, Perfecting Sound Forever. Une histoire de la musique enregistrée, p. 169). Autrement dit, au lieu de chercher à obtenir un son le plus pur possible, il était question, au contraire, de le « salir », le rendre plus rude, plus âpre, moins lisse.

Obtenir un son pur était pourtant l’objectif de l’un des inventeurs parmi les plus célèbres de l’histoire de la guitare électrique, Les Paul. Comme le souligne Steve Waksman (Instruments of Desire, p. 53) : « La guitare solid-body électrique, telle que conçue par Les Paul, était principalement destinée à réguler le bruit, et à assurer que la pureté mélodique ou tonale ne serait pas dépassée par le désordre sonore. [...] Le son propre et soutenu produit par ses innovations allait devenir un élément clé du “new sound” qu'il créa avec sa femme et sa partenaire d'interprétation, la chanteuse Mary Ford. » (Steve Waksman, Instrument of Desire: The Electric Guitar and the Shaping of Musical Experience, Cambridge, Harvard UniversityPress, 1999, p. 53, notre traduction). Voir aussi Les Paul Talking About Some of His Inventions [en anglais]) :

Le but de Les Paul était donc de créer une guitare d’où toute vibration impure serait bannie. Pourtant c’est bien à une quête d’un son « basse-fidélité », pour reprendre les termes de Milner, que l’on va assister au cours des années 1950 et pas uniquement dans le rock naissant. Ainsi, si l’on note avec Waksman (p. 129) que l’usage du feedback et de la distorsion commencent à faire leur chemin, notamment dans les clubs de Chicago, l’histoire du rock veut retenir comme date de naissance de l’usage de la distorsion celle de l’enregistrement en 1951 de « Rockin’ 88 » par Jackie Brenston accompagné par Ike Turner and his Kings of Rhythm. Ce jour-là, l’ampli Fender Tweed du guitariste Willie Kizart serait tombé, endommageant le haut-parleur, engendrant de la saturation. Devant l’impossibilité de pouvoir le réparer dans des délais raisonnables, Sam Phillips (fameux propriétaire des studios Sun qui découvrit Elvis Presley) et les musiciens décidèrent de « faire avec ». Ce son, finalement, pouvait être exploité.

 



Mais ce fait du hasard, s’il fait date, est suivi d’autres mésaventures du même acabit qui vont installer définitivement ce type d’effet dans l’histoire et le son du rock. C’est ainsi que quelques années plus tard, Paul Burlison, guitariste de Rock’n’roll Trio de Johnny Burnette connut le même genre d’incident. C’est cette fois-ci une lampe mal enclenchée qui donna naissance à de la distorsion. Burlison raconta plus tard, qu’après le concert, il était allé voir sur son ampli ce qui n’avait pas fonctionné et se rendit compte que la troisième lampe (tube) s’était un peu débranchée. Il la remit en place et tout refonctionna parfaitement. Il tenta alors de la redébrancher pour voir si la distorsion revenait, ce qui fut le cas. Il décida alors, lors de la séance d’enregistrement de « Train Kept A-Rollin’ », d’user de ce nouvel effet. Nous sommes alors en 1956.



En 1958, ce n’est plus un incident mais une dégradation volontaire qui donne au « Rumble » de Link Wray ce son dégradé (on note également sur ce titre l’usage du trémolo, autre effet intégré à certains amplis). Mais c’est peut-être Dave Davies qui, au début des années 1960, obtient la palme avec le riff de « You Really Got Me ». À l’image de Link Wray, il s’était en effet appliqué à lacérer au rasoir la membrane de son ampli Elpico. Un titre repris au milieu des années 1970 par le groupe d’un autre guitariste emblématique du son « heavy », Eddie Van Halen.

 

 



On pourrait narrer encore de nombreuses « défaillances » de matériels ayant donné naissance à ces heureux hasards qui font aussi l’histoire du rock. La « disto » est ainsi devenue, d’abord grâce à quelques bricoleurs puis à l’industrie musicale, l’une des composantes essentielles du son rock. Si la saturation a connu une certaine évolution, de la distorsion/fuzz des musiciens du British Blues et du rock garage des années 1960 au « gros son » des années 1970 jusqu’à l’avènement de celle surcompressée du metal, le principe « physique » d’obtention de la distorsion, qu’on l’appelle « saturation », « fuzz », « distorsion » ou « overdrive » (chaque terme recouvrant un « type » de grain particulier), reste le même. Dans le numéro que le magazine Guitar Part a consacré il y a quelques années à « La fabuleuse histoire de la distorsion » (n° 265, avril 2016), Flavien Giraud explique qu’il s’agit d’une « déformation du son et écrêtage (clipping en anglais) plus ou moins prononcé du signal ».

Focus sur la naissance des pédales « disto » : la Maestro Fuzz-tone FZ-1 et la ArbiterFuzz Face
Deux éléments peuvent être à la source d’un effet de distorsion dans le chaînage d’effets d’un guitariste : le choix de l’ampli d’une part (un ampli VOX ne sonne pas comme un Fender, qui ne sonne pas comme un Marshall) et le choix d’insérer ou non une pédale d’effet. Depuis 1962 et l’apparition sur le marché de la FZ-1, plusieurs dizaines de pédales overdrive, distorsion, fuzz sont disponibles sur le marché. Impossible d’en faire ici un inventaire que l’on trouve par ailleurs assez complet dans le numéro de Guitar Part cité précédemment.
Keith Richards et la Maestro Fuzz-Tone FZ-1
Deux modèles « historiques » sont produits dans les années 1960 avec, en premier lieu, la Maestro Fuzz-Tone FZ-1 de 1962. Sous-marque de Gibson, ce premier modèle de pédale fuzz ne rencontra pas son public jusqu’en 1965, date à laquelle un certain Keith Richards enregistre un riff destiné à un brillant avenir : celui de « (I can’tget no) Satisfaction ». L’ambition de Richards était de retrouver avec cette fuzz un son de cuivres : « Tout ça à cause d’une petite pédale fuzz Gibson, une petite boîte qu’ils venaient de mettre sur le marché […]. En composant “Satisfaction”, j’avais pensé à des cuivres, j’avais essayé d’en imiter le son pour pouvoir le rajouter ensuite sur la piste, quand on l’enregistrerait. J’avais le riff dans ma tête, dans le style de ce qu’Otis Redding a fait ensuite – je me disais : “Les cuivres vont faire comme ça”. » (Keith Richards, Life, p. 232). Le succès du titre fit la fortune de la pédale, Gibson se retrouvant très vite en rupture de stock.
Jimi Hendrix et la ArbiterFuzz Face
Il suffit d’écouter « PurpleHaze » : tout le son de Jimi Hendrix est dans cette fuzz emblématique, modifiée par Roger Mayer (qui en fait une fuzz octaviée – doublée à l’octave supérieure, voir la fin de « PurpleHaze »).

Jeff Beck, le feedback et la distorsion

Distorsion, feedback ont toujours nourri le son de Jeff Beck. Il y a bien entendu cette scène du film Blow-Up de Michelangelo Antonioni (1966) où l’on voit le guitariste s’énerver d’un bruit parasite émanant de son ampli (un VOX) et finir par détruire sa guitare.



Geste de guitarhero qui, de Pete Townshend (The Who) à Paul Stanley (Kiss), a fait fortune. Mais l’usage de la distorsion et du feedback est devenu un mode de jeu signifiant dans le son de Jeff Beck : « J’ai commencé à travailler les sons vers 1963 ou 1964, explique le guitariste […]. Je posais juste la guitare sur un ampli et ça produisait ces feedbacks étonnants, qui fascinaient les gens. Tout était bon. Tu pouvais jouer des solos de vingt minutes, juste en créant ces sons-là, comme un peintre qui aurait pété les plombs avec son rouleau. » (Guitar Collector, n° 20, 1999)