Explorer la forme

Les quelques images des sonagrammes réalisés avec Audacity et Sonic Visualiser présentées ici viennent confirmer ce procédé. De « Roy’s Toy », on peut même dire qu’il est, dans cet album, la quintessence de cette méthode.


« Dirty Mind », « Loose Cannon », « Left Hook », « Rosebud » fonctionnent, peu ou prou, tous de la même manière : motifs ou riffs qui se succèdent, se superposent, enrichissant une texture de plus en plus dense ; souvent un ou plusieurs ponts dans lesquels cette texture s’allège, créant un moment de « repos » avant de repartir et s’achever soit en fondu de sortie, soit avec une coda finale. Tous ne sont pas agrémentés d’un solo. Les waveforms ci-après de ces morceaux (réalisées avec Sonic Visualiser) parlent d’elles-mêmes.


Comparaison des waveforms de « Earthquake » (en noir), « Dirty Mind » (en rose) et « Loose Cannon » (en bleu).
© Chris Cannam, Christian Landone, and Mark Sandler, Sonic Visualiser: An Open Source Application for Viewing, Analysing, and Annotating Music Audio Files, in Proceedings of the ACM Multimedia 2010 International Conference.

 


Comparaison des waveforms de « Dirty Mind » (en vert) et « Left Hook » (en rose).
© Chris Cannam, Christian Landone, and Mark Sandler, Sonic Visualiser: An Open Source Application for Viewing, Analysing, and Annotating Music Audio Files, in Proceedings of the ACM Multimedia 2010 International Conference.

On voit bien apparaître sur ces images les introductions conduisant vers un épaississement de la texture qui remplit tout l’espace sonore et les moments (parfois un seul, parfois plusieurs) où la texture s’allège pour laisser en quelque sorte « respirer » le morceau. On soulignera toutefois une particularité pour deux d’entre eux : tous ont une métrique régulière (4/4) sauf « Earthquake », dont le riff principal, signé Jennifer Batten, se déploie sur 11 temps et « Left Hook » à 5 temps.
Avec « Suspension » (cf. sonagramme ci-après), on constate toutefois que, si la méthode est systématique, le résultat peut être sensiblement différent. Le morceau procède différemment :

  • pas de superposition de motifs (ou très ponctuelle) ;
  • les différents éléments constituant la matière musicale même du morceau sont énoncés les uns après les autres, parfois repris, parfois n’ayant qu’une seule occurrence ;
  • les « cellules » sont plus longues, jouées pour la plupart en arpèges d’où se dégagent des lignes mélodiques ;
  • on dénombre sept phrases (A à F) pratiquement toutes construites à partir d’un accord de  mineur joué en barré sur la case 10 du manche de la guitare (voir notre tutoriel ci-dessous) et parfois (c’est le cas de B) réentendue partiellement.


« Suspension ». Motif A, découpage du motif (mesures et tempo). La figure du haut est une waveform. La figure du bas, intitulée « melodic range », montre les hauteurs et les fréquences.
© Chris Cannam, Christian Landone, and Mark Sandler, Sonic Visualiser: An Open Source Application for Viewing, Analysing, and Annotating Music Audio Files, in Proceedings of the ACM Multimedia 2010 International Conference.

PRÉSENCE/ABSENCE DE LA VOIX

You Had It Coming est un album essentiellement instrumental. Il y a pourtant quelques interventions de la voix. Qu’elle soit utilisée comme une sorte de riff (« Earthquake ») ou source d’éléments bruitistes (souffle, soupirs… dans « Dirty Mind »), voire comme chant (« Rollin’ And Tumblin’ »), son rôle n’est pas négligeable.
Elle est même bien présente dans des pièces sans voix tant la guitare de Beck épouse les contours vocaux des chants qu’il cherche à imiter, comme dans « Nadia ».

DEUX RELECTURES : « NADIA » ET « ROLLIN’ AND TUMBLIN’ »

Deux titres de You Had It Coming sont des relectures, des reprises (on dit aussi, dans les musiques actuelles des « covers ») de morceaux préexistants. « Nadia » est une reprise d’un titre de Beyond Skin, quatrième album de Nitin Sawhney paru en 1999 sur le label Outcaste, et « Rollin’ and Tumblin’ », un blues traditionnel.

 

« Nadia »

Unanimement encensé par la critique à sa sortie, Beyond Skin est un album engagé s’ouvrant, dans le premier titre, avec la voix du premier ministre indien Vajpayee annonçant le premier test nucléaire indien et s’achevant avec celle de Robert Oppenheimer citant le Bhagavad Gita. « Je crois en la philosophie hindoue. Je ne suis pas religieux. Je suis un pacifiste. Je suis un Asiatique britannique. Mon identité et mon histoire ne sont définies que par moi-même – au-delà de la politique, de la nationalité et de la peau [beyondpolitics, beyondnationality and beyond skin] » ainsi se définit lui-même Nitin Sawhney.
C’est Swati Natekar qui chante dans la version originale de « Nadia ».


La reprise de ce titre est un souhait de Jeff Beck : « J’ai un gros système audio dans la voiture, et “Nadia” a commencé. Le truc le plus extraordinaire que j’aie jamais entendu. Et je le jouais en boucle en allant au studio. J’ai dit “Écoute ça, je vais imiter cette chanteuse”. C’était le truc le plus dur que j’aie jamais fait. » (Jeff Beck, in Matthew Longfellow, Still on the Run:The Jeff Beck Story, DVD, Eagle Vision, Universal, 2018).
Les chanteurs indiens, explique encore Beck, font de « vraies acrobaties. C’est incroyable ce qu’ils peuvent faire, sautant d’une note à l’autre dans les gammes qu’ils chantent ». C’est bien la voix, la ligne vocale qui inspire le musicien. Une sorte de challenge consistant à retrouver une nouvelle fois les inflexions de la voix humaine dans son jeu. Les voix indiennes, jouant sur des micro-intervalles, sont difficiles à imiter. « Je lui ai fait des boucles de petits bouts de mélodies et je les ai mis en boucle dix ou quinze fois pour qu’il puisse se concentrer seulement sur ça. Je ne crois pas qu’il avait fait ça avant, décomposer aussi scientifiquement. Mais bien sûr, il se l’ait appropriée » (Jennifer Batten, DVD Still on the Run:The Jeff Beck Story).
La comparaison entre le début du chant de Swati Natekar et la restitution de cette ligne de voix par Jeff Beck est éloquente : nous avons un mimétisme presque parfait non seulement dans la ligne mélodique mais aussi dans les inflexions comme en témoigne l’image réalisée avec Sonic Visualiser.

Comparaison entre le début de « Nadia » joué par Jeff Beck (en haut) et le chant de Swati Natekar (en bas). Une version live de « Nadia » a été filmée lors du concert au Ronnie Scott’s.
© Chris Cannam, Christian Landone, and Mark Sandler, Sonic Visualiser: An Open Source Application for Viewing, Analysing, and Annotating Music Audio Files, in Proceedings of the ACM Multimedia 2010 International Conference.

 

« Rollin’ and Tumblin’ »

« Rollin’ and Tumblin’ » est un vieux standard de blues dont les origines (enregistrées) remontent à la toute fin des années 1920. C’est en 1929 que Hambone Willie Newbern enregistre pour le label Okeh un morceau intitulé « Roll and Tumble Blues » :

 

Si le titre a connu de nombreux avatars, parfois avec d’autres paroles et même un autre titre (dont une version enregistrée en 1967 par The Yardbirds sur leur album Little Gameset intitulée « DrinkingMuddy Waters » (le guitariste était alors Jimmy Page), c’est surtout la version « électrique » de Muddy Waters qui sert de référence à Jeff Beck. Enregistrée en 1950 pour le label Aristocrat, cette version est officiellement créditée comme étant composée par McKinley Morganfield, vrai nom de Muddy Waters.

Version originale de « Rollin’ and Tumblin’ » :

Version des Yardbirds :

Version de Muddy Waters :

 

C’est un blues en la dont la structure est assez classique (AAB = ici A sur lab et B – la phrase chantée – en mib puis retour sur lab – guitare) comme le montrent les deux images ci-dessous réalisées avec Sonic Visualiser (melodic range : l’outil a été placé sur la note chantée par ImogenHeap, son nom et sa fréquence apparaissent à gauche de l’image. Image 1 = A – G# = lab ; image 2 = B – D# = mib).

Structure AAB de la phrase musicale de « Rollin’ and Tumblin’ ».
© Chris Cannam, Christian Landone, and Mark Sandler, Sonic Visualiser: An Open Source Application for Viewing, Analysing, and Annotating Music Audio Files, in Proceedings of the ACM Multimedia 2010 International Conference.

 

Il s’agit d’un jeu responsorial classique dans le blues : la phrase vocale précède le riff joué (souvent à la guitare) qui, lui, est immuable. L’exemple de « Mannish Boy » de Muddy Waters est significatif.

On retrouve le même principe dans de nombreuses chansons de blues rock ou hard rock typées blues comme les couplets de « Whole Lotta Rosie » de AC/DC qui est, basiquement, la même chose que ce que l’on entend chez Muddy Waters.

La structure AAB des sections chantées apparaît très clairement ci-dessous.

Forme générale de « Rollin’ and Tumblin’ ».
© Chris Cannam, Christian Landone, and Mark Sandler, Sonic Visualiser: An Open Source Application for Viewing, Analysing, and Annotating Music Audio Files, in Proceedings of the ACM Multimedia 2010 International Conference.

On remarque l’introduction en trois sections : phrase mélodique de la guitare/riff seul/riff + batterie. La fin du pont est marquée par un assez long silence avant que ne reprenne le chant (toujours AAB). La coda est construite sur le même principe que le pont.
Une remarque s’impose. Il est fréquent de lire des analyses de morceau de rock relevant ce qui est entendu. On trouve ainsi des morceaux prétendument joué en mi b mineur. Il faut pourtant se méfier des tonalités en bémols lorsque l’on a affaire à un guitariste. Il arrive en effet fréquemment que la guitare, pour diverses raisons, soit accordée un demi-ton plus bas (de la corde grave à la corde aiguë : mib – lab – b – solb – sib – mib). Ce que l’on entend n’est pas forcément ce que le guitariste joue. L’incidence est dans le geste et le doigté : ainsi accordée, l’auditeur entend bien des accords de lab mais le guitariste joue en réalité en la. Un exemple d’accordage est donné dans le tuto autour de « Dirty Mind » (voir rubrique tutoriels). Il est possible que ce soit le cas ici et que Jeff Beck use d’un accordage abaissé mais joue en réalité des doigtés de la.
On pourra comparer la version de Beck avec celle, quasi contemporaine, enregistrée par Eric Clapton et B.B. King en 2000.


« BLACKBIRD », UN DUO VIRTUEL

Le principe de composition ayant conduit à l’élaboration de « Blackbird » est clairement expliqué par Andy Wright dans l’entretien qu’il nous a accordé, de fait, nous n’en dirons que quelques mots dans cette partie.
C’est plutôt vers des expériences similaires de compositions avec chants d’oiseaux que nous allons nous intéresser ici.
L’image le montre, « Blackbird » est de type « responsorial » : le guitariste réagit à la phrase « musicale » de l’oiseau. Les deux entités apparaissent clairement dans le spectogramme présenté ci-dessous et l’on constate que les deux protagonistes évoluent dans deux champs de fréquences différents.


Spectrogramme de « Blackbird ».
© Chris Cannam, Christian Landone, and Mark Sandler, Sonic Visualiser: An Open Source Application for Viewing, Analysing, and Annotating Music Audio Files, in Proceedings of the ACM Multimedia 2010 International Conference.

Les oiseaux ont été une source d’inspiration pratiquement inépuisable pour les compositeurs. Sans remonter à Janequin et son Chant des oiseaux, nous proposons ici des pistes pour mettre en regard le travail de Beck et Wright sur « Blackbird » avec trois exemples issus du répertoire du XXe siècle.

  • Olivier Messiaen, Quatuor pour la fin du Temps (1941)

On pourra comparer Blackbird avec deux extraits du Quatuor pour la fin du Temps composé par Olivier Messiaen.

« Abîme des oiseaux »


« Liturgie de cristal » :


Le « traitement » ici est purement « solfégique » : on intègre les chants d’oiseaux dans une langue musicale en tentant, malgré les « réductions » auxquelles oblige cette transcription, de ne pas styliser mais rester fidèle au chant originel, même si celui-ci est, là aussi, manipulé, ralenti. Par absence de « stylisation », nous entendons ne pas « faire oiseau » comme dans Janequin (Le Chant des oiseaux) mais bien en transcrivant de vrais chants d’oiseaux. On peut d’ailleurs s’amuser à extraire du fichier son un de ces chants de merle et, en augmentant la vitesse dans Audacity ou tout autre outil de traitement, tenter de retrouver une figure sonore proche du chant d’oiseaux originel.

2. EinojuhaniRautavaara, Cantus Arcticus, concerto pour oiseaux et orchestre (1972)
L’œuvre mêle chants d’oiseaux enregistrés et orchestre symphonique.

3. Les compositions ornithologiques de Bernard Fort
Ce type de composition « responsorial » avec au cœur du projet, les chants d’oiseaux, est l’origine du projet intitulé Le Miroir aux oiseaux de Bernard Fort. Compositeur acousmatique qui s’est très tôt intéressé à l’ornithologie et la matière musicale que pouvaient représenter les chants d’oiseaux, Bernard Fort s’est en quelque sorte spécialisé dans la composition ornithologique. Sa démarche est très clairement expliquée dans une vidéo réalisée pour les éditions Lugdivine. Cette vidéo est particulièrement intéressante en ce qu’elle décrypte également la structure d’une phrase chantée par un rossignol.