Le temps du studio

 

Revenons au processus de création. Si le choix de la construction peut n’intervenir qu’à la toute fin du processus, le studio apparaît très rapidement comme un outil de création qui va, au fil des années, acquérir une place de plus en plus importante dans le processus créateur au point que certains albums sont de purs produits de studio. On rappellera ici le travail des Beatles avec à nouveau l’exemple de « Strawberry Fields Forever » mais aussi de « A Day in The Life », « Tomorrow Never Knows » et même du fameux « Medley » d’Abbey Road dont la structure (la forme) a été élaborée en studio à partir d’éléments épars.
Il est un autre exemple dans lequelle le studio apparaît bien comme un outil de création : tournons-nous vers le jazz et en particulier vers Miles Davis. Deux albums (au moins) sont des exemples parfaits d’œuvres entièrement élaborées en studio : In a Silent Way (1969) et Bitches Brew (1970). Dans Électrique Miles Davis, 1968-1975, Laurent Cugny rapporte ce témoignage du bassiste Dave Holland qui évoque vraisemblablement un album datant de la même période, Filles de Kilimanjaro :

« [Ces] morceaux étaient comme des esquisses ; vous aviez souvent un bout de papier avec une chose écrite là et une autre à la moitié de la page […], une petite figure à répéter, une ligne de basse, ou un groupe d’accords de trois notes qui pouvaient être écrits avec une figure rythmique. Et il [Miles Davis] pouvait dire : “OK Dave tu joues cette ligne de basse ici. Chick [Corea], c’est une figure pour toi là. Vous jouez ça contre ça.” Et à la fin de la séance, Miles pouvait prendre un extrait de cette prise et le relier à celle-là puis en rajouter une autre. »
Dave Holland in Laurent Cugny, Électrique Miles Davis, 1968-1975, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2019, p 61.

L’image suivante montre deux versions du morceau intitulé « Shhh/Peaceful » extrait de In a Silent Way. La forme d’onde en haut est celle d’un premier montage de la pièce, utilisant des éléments identifiés par un numéro (1, 2, 3…) et une lettre (2a, 2b…) soulignant divers états de cette séquence.
La forme d’onde en dessous est celle du titre tel que publié sur l’album. On constate, dans le choix final, la disparition totale des séquences 1 et 3, tandis que la très brève séquence 5 sert d’introduction et de point structurel de relance aux alentours de la 12e minute. On voit que l’élément qui, dans un premier montage, semblait être le cœur même du propos (la séquence 1) est évincé au profit de l’élément 2.

 

Forme comparée de deux montages de « Shhh/Peaceful » de Miles Davis.