Edouard Hanslick (1825-1904)Du beau dans la musique (1854)
Vom Musikalisch-SchönenSous-titre : Essai de réforme de l'esthétique musicale Site internet
Résumé par Jacques Darriulat
Hanslick (1825-1904) est nommé en 1861 professeur « extraordinaire d’histoire et d’esthétique musicale » à l’université de Vienne ; critique musical tout-puissant dans la capitale autrichienne de 1864 jusqu’à sa mort en 1904 (une œuvre énorme : ses articles ont été publiés en treize volumes !). En 1854, Edouard Hanslick publie Du Beau dans la musique ; essai de réforme de l’esthétique musicale. Pamphlet contre Wagner, principalement L’œuvre d’art de l’avenir (1849) et Opéra et drame (1851). Connaît dix éditions du vivant de son auteur Le formalisme de Hanslick est contemporain des théories de l’art pour l’art en France. Gautier critique l’utilité en art (Mademoiselle de Maupin, préface, 1835) et fait l’éloge de la forme « impeccable » (Baudelaire) dans Emaux et camées (1852). Esthétique de la forme impersonnelle, contre l’effusion de la subjectivité attribuée au romantisme.
Hanslick et WagnerHanslick-Wagner : article enthousiaste sur Tannhäuser en 1846, puis critique de Lohengrin en 1858 ; Hanslick caricaturé en Beckmesser dans Les Maîtres chanteurs lors d’une lecture publique du livret en 1862 ; création de l’opéra en 1868 à Munich. La critique de Hanslick est féroce. La rupture deviendra haineuse chez Wagner, antisémitisme aidant : Wagner explique les théories de Hanslick par ses ascendances juives du côté maternel. Hanslick, août 1858, critique de Lohengrin : « Wagner n’est ni un grand musicien ni un grand poète. On peut le caractériser au mieux, et dans le sens le plus élevé du terme, comme un génie décoratif […] Wagner est moins le pionnier de la musique de l’avenir que le dernier des romantiques ». (A rapprocher de : « Wagner, si l’on peut s’exprimer avec un peu de la grandiloquence qui lui convient fut un beau coucher de soleil que l’on a pris pour une aurore… » (Mercure de France, 1903, in Debussy, Monsieur Croche, Gallimard, « L’Imaginaire », p. 67).
Hanslick et Nietzsche Nietzsche (1844-1900) connaît Hanslick : selon Curt Janz, il l’aurait lu dès 1865. Il le critique dans les premières années : Et cet autre fragment, moins polémique : Le retournement contre Wagner, explicite à partir de Humain trop humain (1878), devrait beaucoup à Hanslick, que Nietzsche pourtant ne cite alors plus.
Hanslick et Kant
Nietzsche en aval, Kant en amont : Hanslick cite élogieusement à plusieurs reprises Johann Friedrich Herbart (1776-1841), successeur de Kant à la chaire de Königsberg, hostile à l’émotion comme à l’expressivité, partisan d’une perfection formelle que l’intelligence plus que le sentiment est en mesure d’apprécier : « Le premier auteur qui, à notre connaissance, se soit élevé contre l’esthétique du sentiment en musique est Herbart au chapitre 9 de son encyclopédie » (67). Esthétique de la cohérence formelle, impersonnelle et allergique à toute mimésis. Ainsi s’esquisse une généalogie inédite de l’esthétique formaliste, ou du moins de l’éloge esthétique de la forme pure et simple, dépouillée de toute surcharge expressive : Kant, Herbart, Hanslick, le second Nietzsche, sans doute Konrad Fiedler, Wölfflin et Riegl dans la tradition des arts plastiques, Schloezer. Goethe, qui entendait fonder sur la seule morphologie la connaissance de la vie et des êtres naturels, n’est pas étranger à cette inspiration.
Contre l'esthétique du sentiment
Comme pour tout pamphlet, la rédaction de Du Beau dans la musique est avant tout une réaction : contre l’effusion romantique du sentiment, Hanslick veut préserver la pureté de la beauté musicale, la beauté des « formes sonores en mouvement », seul contenu véritable de la musique. La source de ce contresens, qui conduit à la subordination du musical au littéraire, se trouve dans la révolution esthétique accomplie au XVIIIe siècle, qui substitue à l’amour de la belle forme, définissable selon des règles objectives, le critère subjectif et approximatif du sentiment, pire : du « beau sentiment » (61), abandonné au gré de chacun et indifférent à la science du connaisseur. Le chapitre premier, intitulé « L’esthétique du sentiment », dénonce le relâchement dont s’accompagne nécessairement un tel retournement du goût, qui n’a plus désormais pour appui que le vague à l’âme de l’expression. Le sentiment est un guide bien approximatif pour nous apprendre à entendre, et Hanslick a raison de remarquer (66) que les contemporains de Mozart trouvaient sa musique véhémente et tourmentée en comparaison de la douce gaieté de Haydn, tandis qu’elle paraît aux contemporains de Hanslick lui-même harmonieuse et construite par comparaison avec les extases et les vertiges de la symphonie beethovénienne. Le sentiment n’est pourtant pas étranger à la musique ; mais il n’est pas le moteur de la création musicale, mais seulement la qualité de son écoute, ou mieux encore le génie de son interprétation : « L’acte par lequel peut se produire, en musique, l’effusion immédiate du sentiment, n’est pas tant la création de l’œuvre que sa reproduction par l’exécution » . La composition musicale relève de l’architectonique, ce que Hanslick nomme le « style » d’une œuvre ; ce travail est un travail d’écriture ; le sentiment n’intervient que lors de l’exécution de l’œuvre, lorsque la beauté pure de la forme sonore, lue dans l’espace intemporel de l’œuvre écrite, se traduit par l’interprétation en un phénomène physique qui nous touche sensiblement : « Une sorte d’émotion, purement physique, qui transmet son frémissement aux cordes par l’extrémité des doigts ou par l’archet, ou qui se révèle sans intermédiaire par les sons chantés, facilite l’effusion de l’état d’âme de l’exécutant. La subjectivité se manifeste ici par la réalité des sons, et non plus muettement par leur représentation écrite […] C’est l’exécutant qui va éveiller le sentiment au fond du cœur de l’auditeur, qui y dirige l’étincelle électrique tirée de la plus mystérieuse des sources ». Dans le cas de l’improvisation, qui identifie la création et l’exécution, la puissance pathétique du phénomène musical est multipliée. Pourtant, cette « violence faite à notre cœur » n’appartient pas en propre à la musique (bien que « aucun autre art n’entaille notre âme d’une manière plus profonde, plus tranchante » , et tous les arts ont le même pouvoir d’agir sur nos sentiments. La pathologie du sentiment ne s’inscrit donc pas dans l’essence même de la musique, elle en est un effet dérivé et non une propriété intrinsèque. Cet effet relève en outre de la physiologie et nullement de la musicologie. Les sons agissent en effet, avec « une puissance quasi magnétique » sur notre système nerveux, et ce mécanisme n’a pas plus de valeur musicale que ce chien qu’on avait réussi à « faire aboyer au diapason de tel ou tel son, par l’application raisonnée d’une bastonnade dont les variations accoutumeraient l’animal à suivre celles de la gamme » . Il existe ainsi, selon Hanslick, toute une physiologie de la musique, patente par les diverses utilisations qu’on fait de cet art en médecine, qui relève à la fois de l’acoustique, de la neurologie et de l’anatomie de l’oreille interne, qui peut sans doute se constituer en science positive, mais qui n’aura jamais rien à voir avec la musicologie. Car la beauté musicale ne saurait être réduite à un simple ébranlement nerveux, elle est un acte de l’esprit, une activité de la pensée (qu’il nomme « la contemplation pure ») et non une pathologie de la sensation. Il est vrai que certains animaux ne sont pas insensibles au « charme » de la musique ; ce ne sont toutefois pas des modèles pour le mélomane que la danse des ours ou le balancement de l’araignée ou de l’éléphant. En critiquant les lettres romanesques sur la musique que Bettina von Arnim adressait à Goethe, lettres qui se complaisent dans une voluptueuse ivresse qui s’interdit toute pensée méthodique, Hanslick semble rattacher l’écoute sentimentale de la musique à l’hystérie propre au caractère féminin. Il est vrai que ce thème est ici suggéré, et non explicitement développé, comme le fera Nietzsche dans sa caricature des wagnériennes, prêtresses fanatiques du culte qu’on célèbre à Bayreuth. Il n’est pas jusqu’à la musique des anciens Grecs, musique réduite à des effets de pulsation rythmique, alignée sur l’unisson, ignorant les lois de l’harmonie (« Les Grecs ne connaissaient pas l’harmonie : ils chantaient à l’octave ou à l’unisson »), qui ne soit une sorte d’incantation physiologique pour une écoute pathologique, Platon comme Aristote témoignant combien le mode phrygien excite le courage, le lydien inspire la mélancolie et l’éolien la joie. Les modernes ont porté l’exigence musicale beaucoup plus haut, en développant les lois de l’harmonie, et les peuples du nord plus encore que les Italiens, qui demeurent attachés à la séduction plus simple d’une seule voix mélodique. Il ne s’agit plus alors de sentir la musique, il faut la comprendre. Et cette intelligence est un grand bonheur, même quand c’est un Requiem ou une marche funèbre qui nous l’inspirent. Ainsi ceux qui écoutent la musique en la subissant, et non en la recréant par une participation dynamique de l’imagination, ont une écoute pathologique et non esthétique : « Le nombre de ceux qui écoutent ou plutôt sentent ainsi la musique est considérable. Subissant passivement l’action des éléments premiers de la musique, ils entrent dans une excitation vague qui à la fois dépend des sens et les transcende, et n’est déterminée que par le caractère général de l’œuvre. Leur comportement envers la musique n’est pas contemplatif, mais pathologique […] Enfoncés dans leur fauteuil et plongés dans un demi-sommeil, ces amateurs se laissent porter, bercer par les vibrations sonores, au lieu de considérer la musique lucidement. La progression et la décroissance des sons, tantôt bondissants d’allégresse, tantôt tremblants, leur procure une sensation indéfinie qu’ils sont assez innocents pour croire purement esthétique » (133). La musique déchoit alors au rang des narcotiques et Hanslick propose à ces drogués de la stimulation sonore de substituer à la musique le vin, l’éther ou le chloroforme.
La musique n'exprime qu'elle-même
A l’expression, qui est un besoin de la nature, Hanslick oppose la composition, artifice musical qui n’a d’autre fin que lui-même, que son abstraite beauté ; aux bruits de la nature, il oppose les sons de la musique : « Toutes les manifestations de la nature sont exclusivement des bruits, c'est-à-dire des vibrations aériennes se succédant à intervalles irréguliers. Ce n’est que rarement, et d’une façon isolée, que la nature émet ce qu’on peut appeler un son, c'est-à-dire le produit de vibrations régulières et mesurables ; le son est le fondement de toute musique ». C’est ainsi que les musiques des premiers temps sont des musiques encore primitives, qui ne connaissent que l’ébranlement physiologique de la vibration sonore, incapables de s’en affranchir en cultivant l’art infiniment complexe de l’harmonie. Les Grecs, nous le savons, ne connaissaient qu’une musique rudimentaire, et « quand les insulaires des mers du sud frappent en cadence sur des morceaux de métal et des bâtons, en poussant des hurlements, ce bel ensemble sonore est de la musique naturelle, et par conséquent ce n’est pas de la musique ». La musique se perfectionne en se dénaturant, elle s’enrichit en s’affranchissant de la nature (la musique imitative est ainsi une musique liée, et non libre), en devenant l’œuvre exclusive de l’esprit : « L’histoire de la musique nous raconte les phases de perfectionnement qu’a traversées notre système musical […] Qu’il suffise d’en constater le résultat acquis, à savoir que la mélodie européenne et l’harmonie, que nos intervalles, nos gammes, nos modes (le majeur et le mineur dépendant de la place des demi-tons), que le tempérament enfin, sans lequel notre musique serait impossible, sont des créations de l’esprit humain, lentement et progressivement apparues ». La musique ne doit ainsi rien à la nature, elle est tout entière composition de l’art, un artifice savant inventé par l’esprit : « Lorsqu’on appelle artificiel notre système tonal, on n’emploie pas ce mot dans le sens raffiné d’une fabrication arbitraire et conventionnelle. Il exprime seulement la notion d’une chose inventée par opposition à ce qui est créé ». La nature est le domaine de la création, dont on prétend que Dieu est l’auteur ; l’art est le domaine de l’invention, dont notre esprit est l’auteur, non arbitrairement, mais par la complexité de plus en plus riche d’une forme sonore dont il définit la structure. C’est la raison pour laquelle il y a une histoire de la musique, tandis que la nature est par elle-même privée d’histoire : ce que l’esprit a fait, il peut en effet le défaire, et ce qui était dissonance au moyen âge devient consonance pour l’oreille des modernes : « Notre système tonal se modifiera et s’enrichira certainement encore dans le courant des siècles ». La nature n’offre qu’une matière sonore, de laquelle l’art extrait le son en lui donnant forme. Tout l’art musical naît de cet avènement de la forme, qui n’est pas un don de la nature mais un acte de l’esprit. Aux yeux de Hanslick, la musique n’est pas une matière sonore, elle est une forme composée : « C'est là dans ces formes sonores et précises que réside le contenu spirituel de la composition, et non dans la vague impression d’ensemble d’un sentiment abstrait. La forme, par opposition au sentiment, est le vrai contenu, le vrai fond de la musique, elle est la musique même ». La musique n’est pas une excitation nerveuse, elle est une architecture sonore perpétuellement mouvante. « Que contient donc la musique ? Pas autre chose que des formes sonores en mouvement ». Le dernier chapitre, intitulé « Les notions de contenu et de forme en musique », développe longuement l’idée que la musique n’a pas de sujet, de contenu ni de sens, qu’elle est finalité sans fin et n’exprime en fin de compte qu’elle-même : « La musique se compose de combinaisons sonores qui n’ont d’autre sujet qu’elles-mêmes. Elle rappelle, une fois de plus, l’architecture et la danse, où nous trouvons également des éléments et des rapports de beauté sans sujet défini. L’esthétique du sentiment confond l’effet avec la cause : si le beau peut en effet inspirer un « sentiment » (mais le mot est alors bien faible), il ne saurait être lui-même sentiment, il n’exprime que lui-même et ne vaut que par lui-même, finalité sans fin et forme autonome : « Le beau n’a en général aucun but, car il n’est autre chose qu’une forme, laquelle, à la vérité, peut être employée aux buts les plus divers, suivant le contenu qu’elle porte en soi, mais qui, intrinsèquement, n’a d’autre fin qu’elle-même. Si des sentiments agréables se produisent chez celui qui contemple le beau, ces sentiments n’ont rien à voir avec le beau considéré en lui-même ». C’est même le propre de la musique (à la différence des arts d’imitation, à l’exception toutefois de l’architecture, cependant dépendantes des contraintes pratiques) de ne signifier qu’elle-même, d’être à elle-même sa propre description : « Ce qui, dans un autre art, est encore description, devient déjà métaphore dans la musique. La musique veut être comprise et goûtée en tant que musique, par elle-même et en elle-même ». En des lignes dont se souviendra Schloezer, Hanslick soutient que le sens d’une musique (qu’il nomme son « contenu spirituel », de même que Schloezer parle de « sens spirituel ») est de nature strictement musicale, que la musique est donc une langue immanente et non transcendante, pour employer la terminologie de Schloezer : « Il existe dans la musique un sens et une logique, mais de nature musicale ; elle est une langue que nous comprenons et parlons, mais qu’il nous est impossible de traduire ». L’œuvre musicale, forme sonore en mouvement, est ainsi un tout qui se suffit à lui-même, un être autonome. Elle se rend donc indépendante de son créateur : « Esthétiquement, il est indifférent que Beethoven se soit donné un sujet dans chacune de ses compositions ; nous ne connaissons pas ces sujets, ils n’existent donc pas pour l’œuvre ». Selon Hanslick, et à l’inverse de Hegel (du moins le croit-il : il ignore le caractère radicalement non historique de l’idée du beau selon le philosophe allemand), « la compréhension historique et le jugement esthétique sont deux choses distinctes » : « Dans les symphonies de Beethoven, sans même connaître le nom ni la vie de l’auteur, le jugement esthétique discernera l’impétuosité, la lutte, l’aspiration non satisfaite, la fierté consciente de sa force ; il n’y devinera point et ne s’inquiétera guère si Beethoven a eu des idées républicaines, s’il est resté célibataire, s’il a été sourd ».
L'arabesque musicale
Pourtant, si la musique n’a d’autre objet qu’elle-même, quel est donc l’objet de la musique selon Hanslick ? Ce sont la mélodie, l’harmonie et le rythme du développement, c'est-à-dire des successives métamorphoses des « formes musicales ». Comme après lui Schloezer, Hanslick voit en ces diverses déterminations la décomposition par l’entendement analytique de l’indivisible unité de la forme musicale : « L’esprit est un, et l’imagination musicale de l’artiste ne peut pas davantage se scinder : la mélodie et l’harmonie d’un thème jaillissent ensemble du cerveau du compositeur » . Le formalisme de cette esthétique conduit Hanslick à privilégier un terme qui n’a pourtant ici valeur que métaphorique : la musique est une arabesque, c'est-à-dire une forme abstraite dont la courbe continue et comme vivante ne cesse d’engendrer de nouvelles formes. A défaut de dire le sens de la musique, Hanslick en propose donc une analogie dans le dessin plutôt que dans la peinture : « Représentons-nous l’arabesque vivante comme le rayonnement actif d’un esprit artiste, qui inlassablement répand son imagination surabondante dans les artères de ce mouvement : l’impression ressentie ne sera-t-elle pas bien voisine de celle de la musique ? » ; « Les formes sonores ne sont pas vides, mais parfaitement remplies ; elles ne sauraient s’assimiler à de simples lignes délimitant un vide [c'est-à-dire à un dessin figuratif] ; elles sont l’esprit qui prend corps et tire de lui-même sa forme. Ainsi, plutôt encore qu’une arabesque, la musique est un tableau : mais un tableau dont le sujet ne peut être exprimé par des mots ni même enfermé dans une notion précise » ; « La beauté d’un thème simple nous plaît par elle-même, comme une arabesque, comme une colonne, ou comme les beautés de la nature, les feuilles ou les fleurs » ; « Nous dirons d’une cadence ou d’une modulation mal amenée et rompant l’unité du morceau, comme d’une arabesque mal placée en architecture, qu’elle manque de style » . On se souvient du passage du § 16 de la troisième Critique, dans lequel Kant faisait l’éloge du perroquet, du colibri et de l’oiseau de paradis, puis encore « des dessins à la grecque, des rinceaux pour des encadrements ou sur des papiers peints, etc., qui ne signifient rien en eux-mêmes ; ils ne représentent rien, aucun objet sous un concept déterminé et sont de libres beautés. On peut encore ranger dans ce genre tout ce que l’on nomme en musique improvisation (sans thème) et même toute la musique sans texte » ; dès le § 4 Kant ne remarquait-il pas que « des fleurs, des dessins libres, les traits entrelacés sans intention les uns dans les autres, et nommés rinceaux, ne signifient rien, ne dépendent d’aucun concept déterminé et cependant plaisent ». On mesure ici ce que l’esthétique musicale de Hanslick doit au formalisme du jugement de goût pur tel que Kant l’a défini, et l’influence non contestable de Hanslick sur le second Nietzsche trahit ainsi le lien secret qui réunit le penseur intempestif au philosophe critique. Hanslick évoque aussi l’image du kaléidoscope (le mot est récent, l’appareil étant inventé par un Anglais en 1817) qui renouvelle la très ancienne analogie entre la musique et la couleur, les sept notes de la gamme et les sept couleurs de l’arc-en-ciel. Mais c’est l’image de l’arabesque qui domine, Hanslick trahissant par cette préférence son goût pour la pureté de la ligne mélodique (il prononce l’éloge de Mendelssohn) plutôt que pour l’éclat des timbres ou pour le chromatisme de l’orchestre. L’arabesque est la chimère d’une vie illusoire, forme évanescente et capricieuse qui se dissipe à peine tracée ; elle s’oppose en ce sens à une autre image souvent associée à la musique : l’architecture, seul art non mimétique avec la musique, construction ferme et ordonnée, espace polyphonique, qui convient admirablement aux fugues de Bach appréciées de Hanslick. L’architecture musicale est classique, l’arabesque musicale est romantique : Robert Schuman publie ses Arabesques en 1838 et Poe ses Tales of the Grotesque and Arabesque en 1840. A la fin du siècle, le thème de l'arabesque, familier du décor symboliste comme de l'impressionnisme musical, est fort répandu. En témoignent les deux Arabesques que le jeune Debussy compose autour de 1890.
La critique de l'opéra
D’où vient donc cette musique facile et sentimentale qui menace l’excellence formelle de la plus haute musique ? Quels sont les adversaires qui provoquent l’essai de Hanslick, que provoque l’essai de Hanslick ? Le plus évident et le plus proche, c’est certainement Wagner lui-même, le théoricien toutefois plus encore que le musicien (en 1854, Wagner a composé Le Vaisseau fantôme, Tannhäuser et Lohengrin, mais pas encore Tristan), c'est-à-dire l’auteur d’Opéra et drame (1851) : au chapitre 2, Hanslick dénonce « l’inanité du point de départ de Wagner » qui, à l’inverse de l’opéra italien pour lequel le drame n’est qu’un moyen et la musique une fin, veut créer un drame musical dans lequel le drame est la fin et la musique le moyen : « un opéra, commente Hanslick, où la musique est constamment et réellement employée comme un simple moyen d’arriver à l’expression dramatique est un non-sens musical ». La musique, pour le critique viennois, doit être fin en soi, et tout doit lui être subordonné ; elle ne saurait être l’accentuation plus ou moins expressive des sentiments des personnages. C’est pourquoi la musique instrumentale, pure composition sonore, est la forme la plus haute de la composition musicale, tandis que l’opéra reste un genre nécessairement hybride (un « système mécanique », selon la terminologie de Schloezer) qui mêle la pure beauté de la forme sonore, dont le sens est immanent, à la beauté de l’expression poétique, dont la signification est de nature linguistique, et non purement musicale. « La musique instrumentale seule est la musique pure et absolue […] L’idée de musique, dans son sens absolu, ne s’applique pas bien à un morceau composé sur des paroles. La part des sons, dans l’effet général d’une œuvre lyrique, ne peut pas être assez bien séparée de celle qui revient au texte, à l’action scénique, aux décors, pour que le compte de chaque art puisse être dressé d’une manière exacte » . Toute l’histoire de l’opéra se résume, selon Hanslick, à la lutte entre les partisans du drame et ceux de la musique, telle la fameuse querelle entre les gluckistes et les piccinistes. C’est là, en effet, encore au XXe siècle, le sujet d’un opéra de Richard Strauss, Capriccio. Comme après lui Schloezer, Hanslick en voit la preuve dans la contradiction interne qui déstabilise le récitatif, qui ne peut être langage qu’à la condition de n’être plus musique : « Nous en trouvons la meilleure preuve dans le récitatif, la forme musicale qui s’ajuste le plus immédiatement à l’expression déclamatoire, jusqu’à rendre l’accent du mot isolé, sans viser autre chose qu’à fixer, comme par un moulage, des états définis de l’âme, changeant presque toujours aussi rapidement. Ce serait donc là, comme conséquence de notre théorie [selon laquelle l’auteur feint de croire que la musique est l’expression de sentiments indéfinis, par opposition aux sentiments définis par la parole], la manifestation la plus élevée et la plus parfaite de la musique ; tandis qu’en réalité, celle-ci perd, dans le récitatif, toute autonomie, et devient l’humble servante du texte ». Que la musique soit indifférente au texte qu’on lui juxtapose, et que l’opéra ne soit en conséquence qu’un « système mécanique » selon les termes de Schloezer, Hanslick en voit de multiples preuves : on peut inverser sans dommage les paroles de l’Orphée et Eurydice de Gluck (Hanslick cite ici, de son propre aveu, un certain M. Boyé, qui publie en 1779 un ouvrage intitulé L’expression musicale mise au rang des chimères. Schloezer attribue au contraire cette idée à Hanslick lui-même) ; sur la musique des Huguenots de Meyerbeer (création en 1836) on aurait adapté un drame dont le sujet est entièrement différent : Les Gibelins à Pise ; sur l’air de Pamino et des trois Dames, on aurait chanté une dispute entre brocanteurs juifs ; certains airs du Messie de Haendel proviennent de cantates « très profanes, érotiques mêmes " ; et Bach « aurait fait passer dans son Oratorio de Noël des morceaux madrigalesques empruntés à ses cantates profanes ».
FOCUS SUR LA QUERELLE ENTRE LES GLUCKISTES ET LES PICCINISTES En-deçà de Wagner, le premier responsable pourrait bien être Beethoven, exactement pour la même raison que celle avancée par Wagner pour décerner au grand compositeur viennois le titre de premier musicien de l’avenir : le chant naissant du quatrième mouvement de la Neuvième Symphonie, c’est la genèse géniale de l’opéra dramatique depuis l’écriture orchestrale selon Wagner, c’est la chute de la véritable musique dans l’emphase verbeuse de l’hymne de Schiller selon Hanslick. Dans une note (sans doute parce qu’il recule devant l’ampleur de son propre blasphème), Hanslick fait part de sa réserve : « Les musiciens qui mettent surtout la grandeur de l’"intention", l’importance spirituelle du problème abstrait, mettent la symphonie avec chœurs au-dessus de tout ce qui s’est fait en musique ; tandis que le petit groupe resté fidèle au principe délaissé du beau, et combattant sous le drapeau de l’esthétique pure, fixe quelque limite à son admiration ». Aussi Hanslick fait-il l’éloge de David Strauss (la tête de turc de la première Intempestive), qui « mit en lumière cette énormité esthétique de faire aboutir à un chœur une œuvre instrumentale en plusieurs parties, et compara Beethoven à un sculpteur qui après avoir fait en marbre blanc les jambes, le buste et les bras d’une statue, lui ajusterait une tête coloriée », bel exemple d’un « système mécanique ». En revanche, Hanslick, comme après lui Schloezer, considère en la musique de Bach la manifestation pure d’une perfection sonore qui n’exprime qu’elle-même, qui n’est que musique : « Les amateurs de musique conviennent d’emblée que personne ne saurait indiquer, pour aucun des quarante-huit préludes et fugues de l’admirable Clavecin bien tempéré de J.-S. Bach un sentiment qui puisse former leur contenu. Voila bien une preuve que la musique n’a pas nécessairement pour but de susciter des sentiments ». Ne serait-ce pas Beethoven qui serait le premier responsable de la dissolution de la construction rigoureuse dont Bach avait su définir l’équilibre ? Après avoir rappelé que Beethoven exprimait le vœu que la musique pût « faire jaillir des flammes de l’esprit humain », Hanslick ajoute ironiquement : « On peut se demander si des flammes, même produites et alimentées par la musique, ne répriment pas la force de la volonté et de la pensée, tout le développement de l’homme ». A trop enflammer l’expression musicale, on risque d’enfanter une écoute pathologique.
L'imagination créatrice
La faculté qui nous permet de juger de la beauté des formes inventées, est l’imagination : c’est avec la « contemplation intelligente » de l’imagination que nous jugeons de la beauté d’une œuvre, donc par un acte dynamique de l’esprit, et nullement en nous laissant aller à la passivité complaisante du sentiment : « L’art doit, avant tout, représenter le beau. La faculté par laquelle nous recevons l’impression du beau n’est point le sentiment, mais l’imagination, c'est-à-dire l’état actif de la contemplation pure ». « Ce n’est pas le sentiment mais l’imagination, en tant qu’état actif de la contemplation pure, qui est l’organe dont naît, et pour lequel naît, le beau artistique ». Il n’est pas bien difficile de deviner, en cette contemplation intelligente de l’imagination, le libre jeu de l’imagination et de l’entendement mis par Kant au fondement du jugement esthétique. Ce n’est pas l’un des moindres paradoxes (du moins en apparence) de l’essai de Hanslick que ce pourfendeur du sentiment esthétique semble devoir beaucoup (cf introduction de JJ Nattiez, p. 24-27) à l’auteur qui donne, avec la Critique de la faculté de juger, un fondement à la pensée esthétique. L’imagination n’est ainsi pas seulement une faculté créatrice de formes plastiques (par exemple dans le rêve), elle est aussi créatrice de formes sonores : « L’imagination jouit des figures sonores, de l’architecture des sons, dans une sensibilité consciente, et vit librement et sans intermédiaire dans leur contemplation ». Consciente : la musique naît de cette attention, elle n’est pas la création involontaire d’un esprit ensommeillé et en proie à l’inconscient : dans la composition musicale, « la claire réflexion peut revendiquer une importance au moins égale à celle de l’enthousiasme » ; quant à la « contemplation », elle est ici celle des oreilles et non des yeux. Toutefois, si l’imagination esthétique est intelligente, et demande la participation active de l’esprit, elle ne saurait toutefois se réduire à un jeu de l’entendement, ni à une construction mathématique : « Rien n’est calculé mathématiquement dans une composition musicale, bonne ou mauvaise. On ne réduit point en chiffres les créations de l’imagination, auxquelles d’ailleurs les expériences du monocorde, les figures sonores, les mesures proportionnelles d’intervalles, etc., sont totalement étrangères » Le sentiment est une appréciation passive, qui ne juge de la beauté que par le degré de l’affect, tandis que l’imagination est une faculté dynamique, créatrice de formes, source d’une perpétuelle métamorphose. Ainsi attendons-nous de la musique qu’elle nous berce, qu’elle nous transporte, qu’elle « adoucisse nos passions », et non qu’elle nous apprenne à affiner notre faculté d’écoute, à nous mettre à l’écoute : « Avec l’énergie qu’on met sans relâche à vouloir adoucir les passions humaines par la musique, il est réellement difficile, parfois, de savoir s’il est question de l’art des sons ou de mesures policières, pédagogiques ou médicales ».
Objections contre le formalisme (Hanslick et Schloezer)
Cette série d'objections se lit également à la fin du document consacré à l'ouvrage de Boris de Schloezer, Introduction à Jean-Sébastien Bach (sections "Auteurs").
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