Pierrot lunaire, Op. 21 (1912)

1874-1951

 

Sa vie

La partition

Le texte et la partition

https://www.symphozik.info/arnold+schoenberg,132.html

https://www.olyrix.com/oeuvres/940/pierrot-lunaire/a-propos

Pierrot lunaire, Op. 21

Schoenberg est marqué par la lecture de Pierrot lunaire, recueil de poèmes du belge Albert Giraud (écrits en 1884), dans la traduction allemande d’Otto Erich Hartleben (1893). Le compositeur sélectionne 21 poèmes parmi les 50 du recueil d’Albert Giraud. Il les réorganise dans un ordre différent et les arrange en trois parties de sept morceaux. De mars à juillet 1912, Schoenberg écrit son Pierrot lunaire (opus 21) pour voix parlée-chantée (Sprechgesang), piano, piccolo, flûte traversière, clarinette, clarinette basse, violon, alto et violoncelle (un effectif instrumental à ce point iconique depuis cette œuvre qu’il est désormais nommé “ensemble Pierrot”). Le thème, le chant et l’instrumentarium indiquent déjà la dimension novatrice de cette composition.

 

 

Le Sprechgesang (littéralement, le chant parlé, ou par convention, le parlé-chanté)

La voix du Pierrot lunaire est à la frontière du chant et de la parole. Ce Sprechgesang est une prosodie à la fois classique et moderne. En effet, l’alternance entre parlé et chanté est ancienne à l’opéra : une œuvre telle que La Flûte enchantée de Mozart est alternativement chantée et jouée, appartenant à un genre dramatique classique nommé Singspiel (“joué-chanté” qui se rapproche de la forme opéra-comique en France). Toutefois, le Sprechgesang est d’une grande modernité en ce que la parole et le chant ne sont plus alternés mais fusionnés. Le terme Sprechgesang est trouvé par Engelbert Humperdinck au tout début du XXème siècle pour son opéra Les enfants royaux. Le procédé est ensuite repris par Schönberg dans ses Gurre-Lieder (1900-1912) avec la partie finale du récitant, puis développé dans le célèbre Pierrot lunaire (1912) où il veut dépasser l’opposition classique entre parties récitées et parties chantées. Il correspond aussi à l’influence de la culture du cabaret. Il s’inscrit enfin dans le prolongement du Pelléas (1902) de Debussy en prenant à contre-emploi les voix de diva que l’on célébrait encore alors chez Wagner.

Gurre-Lieder, Arnold SCHÖBERG, finale

 

 

Pelléas et Mélisande, Claude DEBUSSY, 1898, extrait

 

 

C’est sans doute cette ambiguïté des limites entre le parlé et le chanté qui explique que la technique sera fort peu reprise ensuite, ou alors à des occasions précises. Berg l’utilisera dans la prière de Marie de son opéra Wozzeck (1922). Schönberg lui-même s’en servira dans son opéra inachevé Moses und Aron (1932) : pour traduire musicalement l’opposition entre les deux frères, il fait s’exprimer Moïse en Sprechgesang, alors qu’Aaron recourt au chant lyrique.

Wozzeck, Alban BERG, Prière de Marie, 1922

 

Dans le prologue accompagnant la partition du Pierrot, Schönberg indique que l’interprète doit transformer les notes indiquées sur la portée en une « mélodie parlée » tout en veillant scrupuleusement à « respecter les hauteurs de ton indiquées ». L’intérêt pour le compositeur était que la voix soit chargée d’une tension dialectique permanente entre l’interprétation théâtrale des poèmes, et l’interprétation chantée dialoguant avec les instruments. Mais, si explicites que soient les intentions de Schönberg, de gros problèmes d’interprétation se posent. Pierre Boulez écrira en 1963 : « La question se pose de savoir s’il est réellement possible de parler selon une notation conçue pour le chant. C’était le vrai problème à la racine de toutes les controverses. Les propres remarques de Schoenberg sur le sujet ne sont pas claires... »

 

L'histoire du mélodrame

La lune noie Pierrot d'ivresse et de désir. Elle éclaire les fleurs, notamment celle de Colombine qu'il veut cueillir. Elle luit sur le lavoir, mais le blanc du linge passe brutalement au rouge : la musique devient une valse mélancolique et sanglante, furieuse et hystérique, pourrissante. La lune devient même "malade", apportant la mort.

La deuxième partie commence dans le noir, avec de sinistres papillons. La lune laisse la place à un soleil, mais éteint. Colombine désespère du retour de Pierrot, du rire, de la blanche lune. Mais Pierrot est attiré par la richesse, le rouge des rubis qu'il veut dérober. Ce rouge et cette envie deviennent une Messe et une Eucharistie sanglantes. Il consomme et se consume avec une "maigre amoureuse au long cou" avant d'imaginer que le croissant de lune devient un sabre qui le décapite, crucifié sur les vers du poème.

La troisième partie s'ouvre dans la nostalgie : Pierrot est devenu aussi vieux que ses comédies, il en perd la mémoire. Il torture Cassandre tandis qu'une vieille femme l'admire, amoureuse. Pierrot la rejette tout en jouant du violon. La lune se moque avant d'éclairer le départ de Pierrot, sur son bateau nénuphar. Des souvenirs, ne restent qu'un vieux parfum vaporisé et le spleen au charme brisé.

Dans le premier groupe de poèmes, Pierrot chante l’amour, la sexualité et la religion ; le second est consacré à la violence, au crime et au blasphème ; enfin, le troisième ensemble de textes traite du retour dans la ville italienne de Bergame et de la nostalgie.

 

La voix soliste soprano peut aussi être une mezzo. Elle doit retranscrire une immense palette expressionniste de symboles, sensations, couleurs et événements en convoquant le chant, le jeu et le naturel de la parole.

L'interprète vocale doit se marier et dialoguer avec tous les instruments, qui vont successivement ponctuer, affronter, doubler sa voix naviguant à travers les lignes, parfois rapidement et toujours souplement.

À l'aise dans tout l'ambitus, dans tous les jeux et tous les effets de la voix, elle passe d'amples nappes sonores au souffle infini à des fusées vocales haletantes et hachées, toujours selon l'expressivité des textes et de la musique.

 

Quelques extraits :

 

PREMIERE PARTIE

Mondestrunken/Ivresse de lune :

Den Wein, den man mit Augen trinkt,
Giesst Nachts der Mond in Wogen nieder,
Und eine Springflut uberschwemmt
Den stillen Horizont.
Gelüste, schauerlich und süss,
Durchschwimmen ohne Zahl die Fluten !
Den Wein, den man mit Augen trinkt,
Giesst Nachts der Mond in Wogen nieder.
Der Dichter, den die Andacht treibt,
Berauscht sich an dem heilgen Tranke,
Gen Himmel wendet er verzückt
Des Haupt und taumelnd saugt und schlürft er
Den Wein, den man mit Augen trinkt.
Le vin que l'on boit par les yeux
A flots verts de la Lune coule,
Et submerge comme une houle
Les horizons silencieux.
De doux conseils pernicieux
Dans le philtre nagent en foule
Le vin que l'on boit par les yeux
A flots verts de la Lune coule.
Le Poète religieux
De l'étrange absinthe se soûle
Aspirant, jusqu'a ce qu'il roule
Le geste fou, la tête aux cieux,
Le vin que l'on boit par les yeux !

 

Colombine/A Colombine :

Des Mondlichts bleiche Blüten,
Die weissen Wunderrosen,
Blühn in den Julinächten -
O bräch ich eine nur !
Mein banges Leid zu lindern,
Such ich dunklen Strome
Des Mondlichts bleiche Blüten,
die weissen Wunderrosen.
gestillt wär all mein Sehnen,
Dürst ich so märchenheimlich,
So selig leis - entblättern
Auf deine braunen Haare
Des Mondlichts bleiche Blüten !
Les fleurs pâles du clair de Lune,
Comme des roses de clarté,
Fleurissent dans les nuits d'été :
Si je pouvais en cueillir une !
Pour soulager mon infortune,
Je cherche, le long du Léthé,
Les fleurs pâles du clair de Lune,
Comme des roses de clarté.
Et j'apaiserai ma rancune,
Si j'obtiens du ciel irrité
La chimérique volupté
D'effeuiller sur la toison brune
Les fleurs pâles du clair de Lune !

 

Valse de Chopin /Valse de Chopin :

Wie ein blasser Tropfen Bluts
Färbt die Lippen einer Kranken,
Also ruht auf diesen Tönen
Ein vernichtungssüchtger Reiz.
Wilder Lust Accorde stören
Der Verzweiflung eisgen Traum -
Wie ein blasser Tropfen Bluts
Färbt die Lippen einer Kranken.
Heiss und jauchzend, süss und schmachtend,
Melancholisch düstrer Walzer,
Hastest mir an den Gedanken,
Wie ein blasser Tropfen Bluts !
Comme un crachat sanguinolent
De la bouche d'un phtisique,
Il tombe de cette musique
Un charme morbide et dolent.
Un son rouge  du rêve blanc
Avive la pâle tunique,
Comme un crachat sanguinolent
De la bouche d'un phtisique.
Le thème doux et violent
De la valse mélancolique
Me laisse une saveur physique,
Un fade arrière-goût troublant,
Comme un crachat sanguinolent.

 

Der kranke Mond/Lune malade :

Du nächtig todeskranker Mond
Dort auf des Himmels schwarzem Pfühl,
Dein Blick, so fiebernd übergross,
Bannt mich wie fremde Melodie.
An unstillbarem Liebesleid
Stirbst du, an Sehnsucht, tief erstickt,
Du nächtig todeskranker Mond
Dort auf des Himmels schwarzem Pfühl.
Den Liebsten, der im Sinnenrausch
Gedankenlos zur Liebsten schleicht,
Belustig deiner Strahlen Spiel -
Dein bleiches, qualgebornes Blut,
Du nächtig todeskranker Mond.
O Lune, nocturne phtisique,
Sur le noir oreiller des cieux
Ton immense regard fiévreux
M'attire comme une musique !
Tu meurs d'un amour chimérique,
Et d'un désir silencieux,
O Lune, nocturne phtisique,
Sur le noir oreiller des cieux !
Mais dans sa volupté physique
L'amant qui passe insoucieux
Prend pour des rayons gracieux
Ton sang blanc et mélancolique,
O Lune, nocturne phtisique !

 

DEUXIEME PARTIE

Nacht (Passacaglia)/Papillons noirs :

Finstre, schwarze Riesenfalter
Töteten der Sonne Glanz.
Ein geschlossnes Zauberbuch
Ruht der Horizont - verschwiegen.
Aus dem Qualm verlorner Tiefen
Steigt ein Duft, Erinnrung mordend !
Finstre, schwarze Riesenfalter
Töteten der Sonne Glanz.
Und vom Himmel erdenwärts
Senken sich mit schweren Schwingen
Unsichtbar die Ungertüme
Auf die Menschenherzen nieder...
Finstre, schwarze Riesenfalter.
De sinistres papillons noirs
Du soleil ont éteint la gloire,
Et l'horizon semble un grimoire
Barbouillé d'encre tous les soirs.
Il sort d'occultes encensoirs
Un parfum troublant la mémoire :
De sinistres papillons noirs
Du soleil ont éteint la gloire.
Des monstres aux gluants suçoirs
Recherchent du sang pour le boire,
Et du ciel, en poussière noire,
Descendent sur nos désespoirs
De sinistres papillons noirs.

 

Rote Messe /Messe rouge :

Zu grausem Abendmahle,
Beim Blendeglanz des Goldes,
Beim Flackerschein der Kerzen,
Naht dem Altar - Pierrot !
Die Hand, die gottgeweihte,
Zerreisst die Priesterkleider,
Zu grausem Abendmahle
Beim Biendeglanz des Goldes.
Mit segnender Geberde
Zeigt er den bangen Seelen
Die triefend rote Hostie :
Sein Herz - in blutgen Fingern -
Zu grausem Abendmahle !
Pour la cruelle Eucharistie,
Sous l'éclair des ors aveuglants
Et des cierges aux feux troublants,
Pierrot sort de la sacristie.
Sa main, de la Grâce investie,
Déchire ses ornements blancs,
Pour la cruelle Eucharistie,
Sous l'éclair des ors aveuglants,
Et d'un grand geste d'amnistie
Il montre aux fidèles tremblants
Son cœur entre ses doigts sanglants,
Comme une horrible et rouge hostie
Pour la cruelle Eucharistie.

Die Kreuze/Les croix :

Heilge Kreuze sind die Verse
Dran die Dichter stumm verbluten,
Blindgeschlagen von der Geier
Flatterndem Gespensterschwarme !
In den Leibern schwelgten Schwerter,
Prunkend in des Blutes Scharlach !
Heilge Kreuze sind die Verse.
Dran die Dichter stumm verbluten.
Tot das Haupt - erstarrt die Locken -
Fern, verweht der Lärm des Pöbels.
Langsam sinkt die sonne nieder.
Eine rote Königskrone. -
Heilge Kreuze sind die Verse !
Les beaux vers sont de larges croix
Où saignent les rouges Poètes
Aveuglés par les gypaètes
Qui volent comme des effrois.
Aux glaives les cadavres froids
Ont offert d'écarlates fêtes :
Les beaux vers sont de larges croix
Où saignent les rouges Poètes.
lls ont trépassé, cheveux droits,
Loin de la foule aux clameurs bêtes,
Les soleils couchants sur leurs têtes
Comme des couronnes de rois !
Les beaux vers sont de larges croix !

 

TROISIEME PARTIE

Heimweh/Nostalgie :

Lieblich klagend - ein kristallnes Seufzen
Aus Italiens alter Pantomime,
Klingts henüber : wie Pierrot so hölzern,
So modern sentimental geworden.
Und es tönt durch seines Herzens Wüste,
Tönt gedämpft durch alle Sinne wieder,
Lieblich klagend - ein kristallnes Seufzen
Aus Italiens alter Pantomime.
Da vergisst Pierrot die Trauermienen !
Durch den bleichen Feurschein des Mondes,
Durch des Lichtmeers Fluten - schweift die Sehnsucht
Kühn hinauf, empor zum Heimathimmel,
Lieblich klagend - ein kristallnes Seufzen !
Comme un doux soupir de cristal,
L'âme des vieilles comédies
Se plaint des allures raidies
du lent Pierrot sentimental.
Dans son triste désert mental
Résonne en notes assourdies,
Comme un doux soupir de cristal,
l'âme des vieilles comédies.
Il désapprend son air fatal :
A travers les blancs incendies
Des lunes dans l'onde agrandies,
Son regret vole au ciel natal,
Comme un doux soupir de cristal.

 

Heimfahrt/Départ de Pierrot :

Der Mondstrahl ist das Ruder,
Seerose dient als Boot :
Drauf fährt Pierrot gen Süden
Mit gutem Reisewind.
Der Strom summt tiefe Skalen
Und wiegt den leichten Kahn.
Der Mondstrahl ist das Ruder
Seerose dient als Boot.
Nach Bergamo, zur Heimat
Kehrt nun Pierrot zurück ;
Schwach dämmert schon in Osten
Der grüne Horizont.
Der Mondstrahl ist das Ruder.
Un rayon de Lune est la rame,
Un blanc nénuphar, la chaloupe ;
Il regagne, la brise en poupe,
Sur un fleuve pâme, Bergame.
Le flot chante une humide gamme
Sous la nacelle qui le coupe.
Un rayon de Lune est la rame,
Un blanc nénuphar, la chaloupe.
Le neigeux roi du mimodrame
Redresse fièrement sa houppe ;
Comme du punch dans une coupe,
Le vague horizon vert s'enflamme.
- Un rayon de Lune est la rame.