APPROCHE GLOBALE

 

Après l’irrévocable paralysie de son doigt en 1832, Schumann abandonne définitivement l’idée d’une carrière de pianiste virtuose et se lance dans la composition. Carnaval est l’une de ses premières œuvres importantes, après les Variations Abegg et Papillons.
Jetez un œil sur la partition de Papillons, opus 2. Elle est essentiellement constituée de valses (9 valses et 2 polonaises pour 13 pièces en tout)

Pour la découverte, éventuellement...

 

 

On trouve encore beaucoup de valses dans le Carnaval opus 9.

Ce recueil de petites pièces pour piano est composé entre 1834 et 1835, alors que Schumann est fiancé à Ernestine von Fricken, élève comme lui de Friedrich Wieck. L’œuvre lui est implicitement dédiée en faisant musicalement référence à son lieu de naissance, la ville de Asch.

Notons au passage l’importance du nom de la ville : ASCH.
Après la rupture de ses fiancailles, Schumann décide de dédier Carnaval au violoniste Carl Lipinski.

 

Le carnaval est un thème récurrent chez Schumann, même dans des œuvres qui n’en portent pas le nom : outre le Carnaval op. 9, il compose également le Faschingsschwank aus Wien op (Carnaval de Vienne), les Ball-Scenen op. 109 ( Scènes de Bal) pour piano à quatre mains... La vision qu’a le compositeur du carnaval est directement inspirée d’un livre de son auteur favori, Jean-Paul Richter : dans Flegeljahre (l'expression signifie « l'âge ingrat », mais elle ne traduit pas exactement l'esprit du roman de Jean-Paul Richter ; il faudrait plutôt la comprendre comme « les premières frasques de jeunesse »). Les Scènes de bal présentent une succession de visions brèves et fantastiques, se suivant dans un désordre apparent. Déjà dans Papillons, Schumann s’inspire explicitement de ce roman. Dans Carnaval, la référence est plus tacite, mais on retrouve la même atmosphère de bal masqué fantastique : les différentes pièces, très courtes, se suivent et présentent une galerie de personnages agissant sous le masque et qui se croisent, se rejoignent, se séparent... On y trouve des personnages de la Commedia dell’ arte (Arlequin, Pierrot, Colombine...) mais aussi certains des Davidsbündler : Eusebius et Florestan (les deux personnalités de Schumann), Chiarina (Clara Wieck) et Estrella (Ernestine von Fricken). Apparaissent également des compositeurs contemporains : Chopin et Paganini.

 

L’œuvre est sous-titrée « Scènes mignonnes sur quatre notes ». Schumann choisit d'indiquer tous les titres et sous-titres du Carnaval en français, et non en allemand. Les quatre notes en question sont A (la), S (contraction de Es, mi bémol), C (do) et H (si). L’ensemble forme le mot Asch, la ville natale d’Ernestine. Mais ce nom peut également se lire en trois notes, avec A et S regroupées pour former As (soit la bémol). Schumann joue sur cette ambiguïté : dans chaque pièce, à l’exception du Préambule, il insère ce motif, utilisant d’abord la formule à quatre notes (la - mi bémol - do - si) puis celle à trois notes (la bémol - do - si).

Formant souvent les premières notes de la pièce comme un élan initial, parfois glissé de manière plus cachée, ce court motif mélodique est le fil conducteur du recueil.


 

Les pièces vont souvent par paires. Successives ou dissociées, elles se font mutuellement écho dans le recueil :

 

•          Préambule et la Marche des Davidsbündler
•          Pierrot et Arlequin
•          Valse noble et Valse allemande
•          Eusebius et Florestan
•          Coquette et sa Réplique
•          Chiarina et Estrella
•          Chopin et Paganini

 

Le recueil s’ouvre avec la pièce Préambule, qui donne un rapide aperçu du bal masqué à venir. Comme indiqué précédemment, c’est la seule pièce (avec Pause qui reprend une partie de ce Préambule) à ne pas faire entendre le motif « Asch ».
Un thème majestueux introduit le morceau et annonce l’arrivée des invités : nuance fortissimo, avec de nombreux accents, c’est presque une marche en fanfare qui trouvera un écho dans le morceau final. Puis vient un épisode central sur un rythme de valse, le bal proprement dit. Enfin, la pièce se termine dans un mouvement Presto : le rythme s’accélère et s’emballe, le bal devient une farandole effrénée haute en couleurs !

Le Préambule trouve son pendant dans la Marche des Davisbündler contre les Philistins qui clôt le recueil. Le morceau démarre avec un thème de marche brillante, au son duquel les convives défilent. Puis une valse se fait entendre, sur une mélodie que Schumann définit comme un « thème du XVIIe siècle ». Ce thème alterne ensuite avec la valse du Préambule. La pièce se termine sur le retour du Presto endiablé du Préambule.

La première paire du Carnaval est celle que forment les pièces Pierrot et Arlequin, inspirées de deux personnages de la Comédie italienne. Pierrot est un doux rêveur : sa pièce revêt un caractère mélancolique, dans une nuance très douce (pianissimo). Mais il est sans cesse rappelé durement à la réalité par un motif mélodique de trois notes joué soudainement très fort, ponctuant tout le morceau. À l’opposé, Arlequin est gai et facétieux : son thème mélodique est caractérisé par des notes courtes et vives (piquées) qui figurent un personnages sautillant, tandis que les petites notes vives qui s’échappent vers l’aigu sont comme des pirouettes.

Une Valse noble sépare cette première paire de la suivante : Eusebius et Florestan. Ces deux pièces représentent la double personnalité de Schumann, semblables dans leur opposition à Pierrot et Arlequin. Eusebius est un personnage poétique qui s’exprime avec délicatesse et sensibilité. Sa pièce, adagio et jouée sotto voce (à mi-voix), est faite de longues phrases onduleuses construites autour d'un court motif musical omniprésent : un groupe de notes qui tournent autour d'une note principale. Florestan est beaucoup plus franc et passionné : ponctuée d’accents affirmés, sa pièce est emplie d’élan et de mouvement, aussi bien dans le tempo (ralenti, accélération) que dans les nuances (crescendo, decrescendo). Elle se termine en suspens.

Un autre couple du carnaval est celui formé des deux pièces Chopin et Paganini. Ces deux compositeurs ont fait grande impression sur Schumann. Dans une de ses premières critiques musicales, il écrit à propos du jeune Chopin encore peu connu du public : Chapeau bas, Messieurs, voici un génie ! (« Hut ab, ihr Herren, ein Genie ». C’est par ce compliment de taille que Robert Schumann, alors critique musical, présentait, en 1831, aux lecteurs de sa revue musicale un jeune compositeur âgé de vingt ans qui venait d’attirer l’attention à Vienne au cours d’une tournée de concerts)

Le concert de Paganini en 1830 n’est sans doute pas étranger à la décision de Schumann de faire une carrière dans la musique. Déjà son opus 3, les Études d’après les Caprices de Paganini, s’inspirent des œuvres du violoniste virtuose. Les deux morceaux de Carnaval sont donc des hommages explicites rendus à ces brillants compositeurs qu’il admire. La pièce Chopin est écrite à la manière du pianiste polonais, notamment celle des Nocturnes : mélancolique, très expressive, une douce mélodie à la main droite est accompagnée de grands arpèges à la main gauche. La pièce Paganini retranscrit la virtuosité diabolique du compositeur et la technique de jeu du violon, dans une suite étourdissante de doubles croches. Elle se termine avec un rappel du morceau précédent, Valse allemande.

La pièce Sphinxes est très particulière et elle n'est pas au programme. Pourquoi ?
Trois mesures, respectivement intitulées « n° 1 », « n° 2 » et « n° 3 », formées de quelques notes. Ce morceau est un tel mystère que beaucoup de pianistes décident même de ne pas le jouer ! En réalité, cette pièce donne à entendre les différents codes musicaux du recueil :
•          la mesure n° 1 est composée des notes mi bémol - do - si - la, soit en allemand S-C-H-A, les quatre lettres du nom « SCHumAnn » que l’on peut traduire musicalement ;
•          la mesure n° 2 est composée du mot « Asch » dans sa forme en trois notes (la bémol - do - si) ;
•          la mesure n° 3 est composée du mot « Asch » dans sa forme en quatre notes (la - mi bémol - do - si).

 

En 1910, Carnaval est repris par les Ballets russes de Serge Diaghilev dans une version orchestrale de, entre autres, Rimksi-Korsakov et Glazounov. Michel Fokine réalise la chorégraphie et Léon Bakst les costumes.