CARNAVAL DE SCHUMANN op. 9


par


JACQUES CHAILLEY


Alphonse Leduc, 1971

 

 

PREMIERE PARTIE

 

INTRODUCTION

Le Carnaval est très souvent joué et par de nombreux artistes. Mais connaît-on vraiment cette œuvre ? C’est une question à se poser quand quasi tous les pianistes excluent le petit morceau Sphinxes, et ne le jouent jamais. On ne comprend finalement pas cette œuvre ; même le titre en demeure énigmatique.
Essayons de percer ce mystère.

I. Le contexte biographique du « Carnaval ».

Composé en 1834-1835, Carnaval porte le numéro d’opus 9. Les œuvres mineures ne sont pas comptées. C’est la troisième composition importante, après les Variations Abegg et Papillons de 1830. Schumann avait commencé les Etudes symphoniques, mais les a finies après et sont numérotées opus 13.
Entre 1830 et 1834, il y a trou liée à un épisode dramatique ! Au début des années 1830, Schumann a 20 ans et est étudiant en droit à Heidelberg. Il est bon musicien amateur, lettré, fréquente les milieux intellectuels. Il est passionné par Jean-Paul et Hoffmann. Il entend Paganini et c’est le coup de foudre musical (on en trouvera l’écho dans le Carnaval). Il décide donc de devenir pianiste professionnel. Il quitte Heidelberg pour Leipzig et travaille le piano avec Friedrich Wieck et l’harmonie avec le Cantor de Saint-Thomas. Son travail du piano est acharné. Mais il a l’idée d’immobiliser le troisième ou le quatrième doigt (qui fonctionnent toujours ensemble) pour mieux bouger l’autre. C’est la paralysie du quatrième doigt à jamais. (Ou le troisième. On ne sait pas vraiment, les témoignages divergent.)
Est-ce Friedrich Wieck, le coupable ? On sait qu’il connaissait un appareil fabriqué par un ami, un certain Logier, destiné à faire travailler mécaniquement les articulations de la main.
L’accident a eu lieu sans doute vers 1832. Et pendant 2 ans, Schumann essaye tous les traitements pour retrouver son doigt. Au moment où il comprend que sa carrière de virtuose est compromise, le choléra sévit dans la ville et il craint de perdre la vue. Il en réchappe mais sombre dans la dépression nerveuse fin 1833. Il s’en sort doucement, et c’est dans ce contexte que naît Carnaval.
Parallèlement, une autre passion : l’écriture. Il écrivait dans l’Allgemeine musikalisch Zeitung, mais l’article du 7 décembre 1831 sur Chopin a fait scandale. Il arrête et fonde en avril 1834 sa propre revue : la Neue Zeitschrifft für musik, qui restera pendant de longues années sa préoccupation personnel.
Il veut en faire un organe de combat contre ceux qui ne partagent pas ses goûts (qu’il appelle les Philistins), assimilant ses amis, et lui-même au berger David et à ses compagnons de la Bible, en guerre contre la tribu.
Dans sa tête (c’est un monde imaginaire), Schumann est entouré par les Davidbündler (compagnons de David). Ces personnages apparaissent de temps à autre dans ses œuvres et on en verra dans le Carnaval.
Schumann se fiance à Ernestine von Friecken (Estralla dans les Davidsbündler). Elle est élève comme lui chez Friedrich Wieck. Mais il croise aussi tout naturellement Clara Wieck, jeune prodige du piano de 15 ans, puisque c’est la fille du maître de piano. Sait-il qu’elle sera son grand amour bientôt ? Le Carnaval nous le dit déjà, à son insu ! Avant qu’il ne le découvre lui-même en 1835.
Schumann dédie le Carnaval à sa fiancée Ernestine. Plus tard, après les fiançailles rompues (01 janvier 1836), il change la dédicace pour Carl Lipinski, violoniste et compositeur d’opéras.

 

II. Schumann, Jean-Paul et l’idée de « Carnaval »

Schumann donne deux fois le titre de « Carnaval » à ses œuvres pour piano. Une fois en français, l’œuvre que nous étudions et une autre fois en allemand : Faschingsschwank aus Wien (Carnaval de Vienne), op. 26 en 1839. Une obsession particulière, car il y a d’autres œuvre en lien, mais sans porter le titre. On peut presque dire qu’il s’agit d’un cycle qui commence avec l’opus 2 (Papillons) , puis les deux Carnaval cités, puis aussi les Intermezzi, les Davidsbündlertänze, les Novelettes, Kreisleriana, l’Humoresque, les Phantasiestücke, les Scènes de bal, le Bal d’enfants. Une obsession jusqu’en 1854. Et c’est un matin de Carnaval qu’il ira se jeter dans le Rhin.
Cette obsession vient d’une lecture : les Flegeljahre de Jean-Paul Richter, dit Jean-Paul.
Le premier lien apparaît entre Papillons de 1830 et le livre cité dans lequel il soulignait des passages dont l’idée créatrice migrera vers l’œuvre musicale.
Nous ne sommes pas encore dans le Carnaval, mais l’essence est là, dans cet exemple. On trouve dans ce livre une série d’actions incohérentes, un style fait de zigzags, d’avance soudaines suivies de brusques retours et de ruptures inattendues, un style que Schumann admirait et que l’on retrouve dans son Carnaval.
En plus, il y a l’identification des personnages : Walt et Vult (qui donneront Eusebius et Florestan). Ils sont jumeaux mais dissemblables. Walt (abréviation de Gottwalt, règne de Dieu) est blond, frêle, timide et rêveur. Vult (Quod vult Deux, ce que veut Dieu et qui fut jadis un prénom), est brun, le visage variolé, farceur et insolent. Schumann y voit la dualité de sa propre nature.
On trouve d’autres personnages dans son œuvre :
Felix Mendelssohn (Felix Meritis), Clara Wieck (Chiarina ou Zilia), Ernestine (Estrella), Friedrich Wieck (Maître Raro).
Plus tard, Schumann signe certaines de ses œuvres par Eusebius ou Florestan. On remarque qu’ils vont souvent par paires (Eusebius-Florestan, Chiarina-Estrella, Pantalon et Colombine…)
Walt, le poète dit : « L’extérieur n’est jamais qu’un habit. Sans doute un être un peu plus élevé que nous, lui répond sa cavalière Wina, regarderait l’histoire des hommes comme un bal masqué en peu plus long. ». La salle de bal, Walt la voit comme « un ciel nordique plein d’aurores boréales, et qui enfanterait sans cesse des visions, bousculé par des zigzags de créatures entrechoquées. »
Ces visions seront celles du Carnaval ; leur brièveté même et le désordre apparent dans lequel elles se succèdent.

 

III. Le titre de l’œuvre

A. Carnaval, scènes mignonnes sur quatre notes.

Pourquoi un titre en français ? A cette époque encore un peu (mais surtout au XVIIIe siècle !), le français était la langue littéraire par excellence, comme l’italien était la langue musicale.
Le terme « scène mignonnes », c’est-à-dire miniatures, figurait déjà à son répertoire. Il a écrit en 1833 des petites pièces sans opus « Scènes mignonnes sur un thème de Schubert ». De petites pièces d’une à deux phrases avec reprises).
Les quatre lettres ASCH sont la ville de la résidence de campagne où vivait Ernestine. Mais pas seulement.

B. Les « quatre notes » : A.S.C.H.

Pourquoi ASCH et pas Ernestine, ou Estrella ? Avec des notes il ne peut pas dire ce qu’il souhaite !
A-B-C-D-E-F-G, (= en anglais la, si, do, ré, mi, fa, sol)
A-B-C-D-E-F-G, (= en allemand la, si bémol, do, ré, mi, fa, sol)
Ainsi, la gamme complète en allemand est : A-B-C-D-E-F-G, H (la, si bémol, do, ré, mi, fa, sol, si)
Jean-Sébastien Bach était fier de pouvoir signer son nom complet (grâce au H).
Or, il n’y a pas de S dans cet alphabet musical pour signifier ASCH. C’est par un jeu de mot. IS donne dièse et ES donne bémol.
Exemple : F = fa ; Fis = fa dièse ; Fes = Fa bémol.
Mais on ne peut pas relier « es » aux voyelles (A et E). Alors on écrit par contraction As (la bémol) à la place de Aes et Es (mi bémol) à la place de Ees. Es se prononce S ; d’où le ASCH, la, mi bémol, do, si bécarre.
Mais attention aux confusions (ou aux subtilités !). ASCH peut aussi s’écrire As (la bémol) CH.
Sphinxes donne la clé d’une anagramme. Asch y figure sous les deux formules, à trois ou à quatre notes. Elles sont en outre introduites pas SCHA, les lettres musicales de Schumann. (Schumann doit abandonner m et n, impossibles à écrire). Le jeu amoureux est là, comme un cœur gravé dans l’écorce d’un arbre. AsCH et SCHA combinés.
Il ne s’agit pas de thème, mais d’une cellule mélodique qui inaugure chaque pièce (quasi).
Au début, Pierrot, Arlequin, Valse noble, Eusebius, Florestan, Coquette, puis Sphinxes qui donne la clé de la devinette, puis Papillons.
La formule change ensuite. On passe en AsCH, trois notes, deuxième formule de Sphinxes. Lettres dansantes (on comprend mieux le sous-titre, ASCH-SCHA, pourtant le mi bémol a disparu !!!), Chiarina, Estrella, Reconnaissante, Pantalon et Colombine, Valse allemande. Pas de notes dans Paganini et Chopin (juste à la mesure 26 de Paganini).
Toujours pas un thème comme le faisait Bach, mais un élan moteur.

 

IV. Forme et esprit de l’œuvre

Chaque pièce est un merveilleux petit tableau, minuscule, de véritables scènes mignonnes. Parfois, l’absence de cadence en fait un enchaînement sans lien apparent. Cet enchainement parfois chaotique évoque ces êtres qui se cherchent, se perdent, se retrouvent, se reperdent, dans la nuit, sous les masques, saisis de vertige que donne la peur de s’égarer dans le labyrinthe. » (Marcel Brion commentant Jean-Paul)
Souvent ABA’, avec B, parfois une variante de A. Une symétrie des extrêmes. Parfois une seule phrase répétée (beaucoup de reprises dans l’œuvre). Beaucoup de ruptures (ruptures rythmiques avec syncopes, décalage des voix (Estrella et Paganini), rythmes contrariés comme 2 contre 3, élans brusques coupés…
Ruptures harmoniques et tonales : (mesure 12 du Préambule la bémol en fa bémol) des modulations inattendues (emprunté à Schubert), hésitation entre deux tonalités voisines (Aveu), tromperies harmoniques (Chopin, Coquette), effets de pédales, installation évidente de la neuvième (contrairement aux prédécesseurs comme Beethoven, où elle est de passage et préparée !)