CARNAVAL DE SCHUMANN op. 9


par


JACQUES CHAILLEY


Alphonse Leduc, 1971

 

 

SECONDE PARTIE

 

ANALYSE DE L’ŒUVRE

I. Préambule

C’est l’annonce du bal masqué. Une fanfare martiale en introduction. Pourquoi ? Il faut lire le texte de Jean-Paul :
« Sortant de sa petite chambre il pria Dieu d’être encore aussi joyeux quand il reviendrait. Il se sentait pareil à un héros assoiffé de gloire qui partirait pour sa première bataille. »
On comprend mieux avec le finale, qui titre « la marche des compagnons de David ».
ABA avec introduction et coda. La construction du morceau central est assez libre, presque comme une rapsodie.
Ambiguïté rythmique au début ; les deux premières notes ne permettent pas de donne le tempo.
Ambiguïté harmonique au début : accord de sixte sur la première note ne fixe pas la tonalité. On entend V-I ou IV-V ? On ne le saura qu’à la mesure 4.
Rapidité des modulations.
Piu moto : le centre du morceau. « Walt arriva, poussé par une ivresse magique, dans la salle vibrante de sons, flambante, emplie de formes et de chapeaux : un ciel nordique plein d’aurores boréales et qui enfanterait sas cesse des visions, bouscule par les zigzags de créatures entrechoquées ».
Entrechocs à la mesure 28 (répété à 32) avec un bref canon et les heurts de la basse (formule binaire sur le ternaire de la main droite).
Mesure 26 à 48, la cellule thématique de 27 circule dans tous les sens sans aboutir encore.
Mesures 39 à 40 et 45 à 46, un ressac de houle humaine traverse la salle.
Mesure 49, formation du vrai thème annoncé par la cellule ; c’est la valse qui émerge, mais sur 1-2-3-4-5-6 au lieu de 1-2-3-4-5-6.
Mesure 57, fin de ce rythme et retour aux précédents.
Mesure 70, ébauche de reprise de la valse qui bifurque vers l’épisode sentimental (animato) qui forme le centre de ce morceau médian. Il est court, et dès la mesure 80 réapparaît le thème de la valse.
Une ébauche de reprise mesure 104 suffit à suggérer le dernier A d’une forme ABA dont B serait, au centre, l’épisode sentimental. Il se clôt sur un allargando con forza qui mène à la coda de farandole échevelée.
Cette farandole est construite sur des accords de tonique et de dominante sur pédale de tonique. Le rythme est entièrement désarticulé, le binaire contrariant de la main gauche n’étant plus équilibré par le 3 temps régulier de la main droite ; celle-ci procède en effet par syncopes ascendant se prolongeant en une phrase brusquement cassée par un 4/4 intercalé. Après reprise, courte conclusion brillante et fin rapide, voire quelque peu écourtée.

 

II. Pierrot

Premier masque de la galerie de portraits. Aucun Pierrot dans le Fliegeljahre, ni chez les Davidsbündler, mais dans la Princesse Brambilla (voir Coquette).
Pierrot-Arlequin, tandem comme Eusebius et Florestan. Pierrot, c’est le rêveur poète, un peu niais, chantant à la lune, sans avoir les pieds sur la terre qui le fait trébucher.
Deux courtes phrases à reprise symétrique : la première, mise en valeur du triton de la cellule ASCH qui fait sa première apparition. Interruption par les faux-pas de la réalité. La seconde en style choral d’église met l’accent sur l’idéalisme de ce même rêve.
Cette phrase de choral se retrouvera presque telle quelle, autre ans plus tard, dans le Nordische Lied de l’Album à la Jeunesse, avec l’anagramme musical G.A.D.E, hommage au compositeur de ce nom.
AA’, BB’, AA’ et coda.

 

III. Arlequin

 Symétrie et antithèse de Pierrot. Vif et malin. Dans son habit bariolé (Pierrot est en noir en blanc), une batte à la main, il se présente en sautant souplement et tourne autour de ses victimes en affectant de siffloter avec indifférence un petit refrain désinvolte. Parfois il devient sentimental et fait à Colombine un brin de cour (chromatisme des mesures 25-28), mais sans sérieux.
ABA avec B variante de A.
Contraste dans le traitement harmonique de ASCH avec le précédent ; l’opposition des rythmes (refrain désinvolte écrit à 3 temps mais rythmé à 2), la saveur des appogiatures (26…), l’attendrissement furtif d’un accord de 7e diminué traité presque en 9e mineure (28), avec un fa de résolution en petite note qui vient à l’appui de ces remarques sur cet accord. Pas de conclusion ; le morceau reste rythmiquement « pied en l’air ».

 

IV. Valse Noble

Titre emprunté à Schubert (op. 77), qui l’écrit en français, tout comme les Valses Sentimentales dont il fit deux recueils.
La valse se cherche. La phrase se forme, est rompue, reprise, reste en suspension sans conclure.
Rythme de valse moins visible et à l’aspect mélodique plus tendre où se retrouve une mesure du précédent (mesure 10 = mesure 4). Reprise.
ABA

 

V. Eusebius

Lié aux Davidsbündler de la Neue Zeitschrift, ainsi que Walt. Il s’agit d’une personnalité de Schumann lui-même.
Eusebius (Schumann) s’exprime au sujet d’« une sonate au printemps » écrite par un certain compte Franz de Poce :
« A qui m’aurait soumis ce titre, j’aurais parié que le compositeur est une femme, et peut-être aurais-je formulé mon jugement en ce termes : « Quel que soit ton nom, Adèle, Zuleika, je t’aime d’avance comme tous ceux qui écrivent des sonates. Si seulement…, etc. Si j’étais ton professeur, etc. ». Quinze lignes où conseils et compliments se côtoient. Schumann signe Eusebius. Puis vient un post-scriptum de deux lignes signé par Florestan : « Comme mon Eusebius tourne autour du pot ! Pourquoi pas tout uniment ; M. le Compte est très doué, mais il n’a guère étudié ? »
Eusebius parle adagio, sotto voce, il entre sur un discret accord de sixte, s’exprime en volutes enveloppants, entremêle souplement des rythmes (triolets, quintolets, septolets sur des divisions régulières). Les notes réelles des accords se dissimulent sous de longues appogiatures. Même le ASCH du départ n’est pas exprimé sans périphrases.
2 phrases qui se répètent en variant le schéma de base.
ABA (B tiré de A). AABAB’A’BA ; B’A’ jeu des octaves.
Eusebius ne conclut pas : Florestan lui coupe la parole.

 

VI. Florestan

Entrée dans le vif. Les quatre premières notes sont énoncées d’emblée. Passionato qui contraste avec l’adagio sotto voce. Premier mineur du recueil, mais on se trouve très vite en si bémol majeur, ton relatif.
Puis après 8 mesures, un adagio, avec l’amorce d’un nouveau thème : celui des Papillons op. 2 ! Le thème n’aboutit pas, car le début revient, puis à nouveau ce Papillons qui aboutit cette fois.
ABA puis coda en rinforzando piu. Florestan s’entête, il répète à merci ce qu’il veut faire admettre, et ne prend même pas la peine de conclure son crescendo final. En fait, sans faire attention aux titres, le morceau suivant, Coquette, semble être la conclusion de Florestan. On y voit bien ici le sens de l’œuvre, qui ne peut être écoutée comme de la musique pure. Il y a une logique de discours entre les pièces.
Mais Coquette n’est pas au programme du Bac.

 

IX. Sphinxes

Sphinxes n’est pas au programme, mais ne pas en parler, c’est ne pas comprendre l’œuvre, car il est la clé du Carnaval !
3 schémas musicaux, on l’a vu. Mais pourquoi placer ici cette pièce, comme une pièce de piano, et pas au début ? Difficile d’y répondre. Jacques Chailley propose une explication qu’il juge non définitive. A voir.
Sphinxes est placé comme un préambule à Papillons. Une explication à Papillons ? Ou la réponse est dans Papillons ?
Alors, qu’est-ce que Papillons ? Dans le premier Papillons (opus 2), Schumann nous a fourni une clé pour le comprendre (ce qu’il n’a pas fait pour Sphinxes). Il faut donc rapprocher les deux. En effet, puisque le premier Papillons est suggéré dans Flegeljahre, on peut imaginer y trouver aussi la clé du Sphinxes.
Jean-Paul l’écrit dans Flegeljahre ; Vult laisse échapper ses mots en polonais, langue de Wina, à la fin de la danse avec Wina, tout en évoluant pour les « figures » de celle-ci . Wina, dit Jean-Paul, « écoutait tomber de Vult sur elle, ces mots pareils au chant bizarre d’une alouette nocturne dans un minuit d’été », et il les compare à des « papillons perdus que, d’une île lointaine, le vent aurait chassés sur un océan. »
Quels sens des mots ? Les sphinx sont de gros papillons de nuit, dotés d’une puissance de vol incomparable (selon le Larousse).
Alors, ces mots, pareils à des sphinx perdus, ces mots d’une langue inconnue compréhensible aux seuls initiés et que lancent au milieu d’un quadrille Vult à Wina, c’est le code entre Florestan et Estrella, Robert SCHA et Ernestine ASCH. Et la place devient logique, puisque juste avant les papillons.

 

X. Papillons

Rythme carré du quadrille ou de la polka, au bal. Arrêts toutes les 4 mesures (gestes, figures de danse).
ABA (avec reprise). B est divisé en aba. On retrouve les quatre notes dans b.

 

XI. ASCH, SCHA, lettres dansantes

Pas d’explication supplémentaire pour les lettres (nous l’avons déjà vu). Mais une autre énigme. Pourquoi trouve-t-on ici Asch sous la forme de 3 notes (et que Schumann conservera maintenant jusqu’au bout) et non plus Scha. Parce que désormais Ernestine et Robert ne forment plus qu’un. Asch suffit pour comprendre Scha ? On peut le penser, surtout quand cette pièce suit Papillons et conclut les explications précédentes.
Valse rapide, si bémol basse unique. Phrase presque unique répétée 11 fois avec quelques variantes pour former le premier A, puis reprise 6 fois après un bref B aux syncopes hésitantes. Pourquoi des syncopes hésitantes ? Hésitation de Schumann ? Un lien avec le morceau suivant ?

 

XII. Chiarina

Chiarina, un passionato et Erestine un simple con affetto. Bizarre.
Un aveu inconscient des sentiments cachés ? Schumann voit la petite fille se transformer en jeune fille de 15 ans. Ou jeune femme de 15 ans. Un an après, (pour l’heure, il ne le sait pas encore) il tombe follement amoureux et renvoie Ernestine à son Asch natal. Portrait musical d’une personne volontaire et obstinée, avec des symétries constantes, des basses régulières, ses appogiatures systématiques, mais avec un trouble causé par le décalage des harmonies constamment anticipées et ses dissonances, parfois rudes (ou magnifiques : fa bémol/fa bécarre). Mais il y a peut-être une autre explication.
Ce thème est celui qui ouvre les Davidsbündlertänze op. 6 écrites deux ans plus tard. Or ce thème est indiqué comme étant écrit par Clara elle-même, son op. 6, n° 5, précise l’éditeur de Petters. L’éditeur ne donne pas la date. Et si Clara avait composé ce thème en 1834-1835 ? Clara, jeune mais précoce et le thème assez enfantin. Et la formule Asch sous trois notes s’y retrouve.
ABA, avec A répété une seconde fois en octaves. B est un développement varié.

 

XIII. Chopin

Intrusion surprenante. On n’est plus dans les personnages imaginaires. Et de ce fait, Chopin a été plus froissé qu’honoré. Schumann voulait rendre hommage sans réserve. Dans sa Zeitschrift, Bach et Mozart n’étaient pas cités explicitement, contrairement à Chopin et Paganini. Ce n’est pas du Chopin pur, mais l’imitation est très réussie. Ce morceau se rapproche beaucoup des Nocturnes. Or en 1834, Chopin avait publié ses premiers recueils de Nocturnes op. 9 et op. 15. Richesse harmonique (souplesse des modulations. ASHC, notes dans le désordre comme la Valse Noble, merveilleuse progression harmonique.
Pas de forme ABA, mais un discours continu et sans fin. La fin, on la trouve dans Estralla, le morceau suivant.

 

XIV. Estrella

Con affetto, c’est le surnom d’Ernestine chez les Davidsbündler. On retrouve les ASCH initiaux et les ABA.
Octaves, marche harmonique par chromatismes ascendants, (signe de passion, de désir comme chez Wagner plus tard ?) B, piu presto, (A syncopé).
Une autre question à se poser : la brièveté du morceau (n’a-t-il rien de plus à dire ?).

 

XVIII. Paganini

Valse allemande et Paganini ne forment qu’un seul morceau.  ABA (Valse allemandePaganini (mention Intermezzo)Valse allemande). Pourquoi cette association bizarre ?
Jean-Paul écrit : « Nous sommes, répondit Walt brusquement, un feu d’artifice tiré en figures variées par un esprit puissant. Et il s’emboutit tout entier dans une valse anguleuse. » Encore quelques phrases, et il sera précisé que cette valse est « ein deutscher Tanz ».
C’est dans la deuxième partie (B) qu’elle prend l’aspect de Ländler (valse paysanne un peu lourde) opposé à la valse noble du n°4.
La première partie (A) sur la lancée du AsCH habituel est pp, vivace et semplice. Le feu d’artifice tiré par un esprit puissant, c’est l’intermezzo de la valse, l’évocation du grand virtuose Paganini.
L’opus 3 de Schumann avait été une série d’études d’après les caprices de Paganini et en 1836, dans la Neue Zeitschrift, Eusebisu raillera Florestan de ses « études de violon pour le piano ».
Paganini, ABA comme la Valse, le B restant d’esprit voisin. Après A, une coda relativement longue introduit passagèrement le AsCH (mesure 26). Expérience de sonorité à la fin. D’autres compositeurs à la suite utiliseront ce type de procédé et de recherches sur le timbre.

 

XXII. Marche des Davidsbündler contre les Philistins

C’est Florestan qui veut conclure. Troupe conquérante, farandole finale. L’allargando con forza du début nous y mène. Mêmes caractéristiques que le Préambule, malgré la différence des thèmes. La marche des compagnons comprend deux parties.
1. Chant d’entré, solennel et agressif.
2. Après la reprise, un molto piu vivace, modulant en do mineur (mais le vrai thème sera en mi bémol majeur, ambiguïté).
Mesure 25 Thème du XVIIe siècle (c’est-à-dire vraiment vieux), symbole d’archaïsme. Pourquoi ce thème ?
Cette vieille chanson (Grossvatertanz) dit, avec ses paroles : Quand grand-papa épousa grand-maman. Elle serait une chanson de fin de bal. Laissez vivre les jeunes ! On la chantait à minuit, dans les sauteries de jeunes, pour signifier la fin du bal, pour faire comprendre aux parents d’aller se coucher en laissant les enfants entre eux…
Déjà dans Papillons, Schumann avait utilisé ce thème (pour les mêmes raisons).