FEMMES INTERPRETES

Aujourd'hui

 

I. Cheffe d'orchestre

Quelques notes prises à la lecture de l'article de Hyacinthe Ravet : Professionnalisation féminine et féminisation d'une profession : les artistes interprètes de musique 

Seconde moitié du xxe siècle, scolarisation massive des filles : l’accès des femmes aux professions supérieures. Pour autant, la mixité conquise dans ces professions n’est pas synonyme d’égalité complète.
Parmi ces professions, l’activité de musicien d’orchestre symphonique présente la particularité d’être institutionnellement organisée et d’employer des membres permanents, salariés à plein temps, au statut juridique d’artistes interprètes. Ces “professionnels intégrés” (Becker, 1988) constituent une population isolable et reconnue de musiciens, occupant des postes qui représentent un débouché comme interprète à une formation supérieure de musicien “classique” de longue durée, alternative à une carrière nettement plus incertaine (mais recherchée) de concertiste et/ou un statut d’intermittent du spectacle ; l’enseignement étant considéré à part. Sont ainsi dessinés les contours d’une population de professionnels dont on peut saisir la perméabilité à la gent féminine. Autrefois explicitement ou implicitement refusé aux femmes, l’accès aux professions d’orchestre durant la seconde moitié du xxe siècle s’inscrit dans le mouvement général de l’entrée des femmes dans les professions qualifiées. En quelques décennies, les dernières du siècle, on assiste à la féminisation d’une profession devenue aujourd’hui mixte. Cependant, la division sexuée du travail y demeure forte et les femmes n’y exercent pas exactement les mêmes fonctions que les hommes.

De longue date, les femmes ont été exclues du domaine instrumental dans la sphère publique, exclusion qui a des racines historiques et symboliques profondes et trouve ses sources notamment, pour l’Occident chrétien, dans les rapports mouvementés entre femmes, Église et musique (Franco-Lao, 1978). Resserrée au xixe siècle par un “étau juridique” de lois confinant les femmes mariées dans un statut de “mineures”, l’exclusion des femmes marque l’ensemble de la société française (Schweitzer, 2002) et renforce la répartition entre sphère privée et sphère publique et le partage des tâches entre hommes et femmes, notamment pour la pratique musicale : “gardienne du foyer”, la femme peut exercer ses talents de musicienne dans des concerts privés et agrémenter l’univers domestique de sa pratique du piano (Escal, Rousseau-Dujardin, 1999). Quelques-unes exercent une pratique exceptionnelle de virtuose. Mais, institutionnellement, l’accès aux formations orchestrales n’est pas permis.

Au début du xxe siècle, les musiciennes sont quasi absentes des orchestres professionnels français : seules quelques harpistes et quelques violonistes y trouvent parfois un emploi mais pas toujours en tant que titulaires. Un siècle plus tard, les femmes représentent 31,9% des effectifs des musiciens des orchestres permanents français (afo, 2001), soit proportionnellement un peu moins que leur part dans la population active en général (45,8% à la même époque)). D’une présence marginale à une place effective, en un siècle les femmes ont accédé aux orchestres professionnels et au statut d’artiste interprète. Numériquement, la féminisation de la profession se réalise au cours de la seconde moitié du xxe siècle, concomitamment à l’ouverture progressive de l’univers de la création artistique (Bard, 2001).
L’accès des femmes à la sphère publique comme musiciennes interprètes professionnelles résulte d’une histoire marquée de plusieurs tournants, où se joue l’accès à la formation supérieure et au diplôme, puis à l’emploi.

Le premier tournant s’amorce à la charnière du xviiie et du xixe siècle : un mouvement de professionnalisation des musiciens interprètes s’engage lorsque est créé l’Institut National de Musique – qui deviendra le Conservatoire de Paris  – pour former les musiciens de la Garde Nationale. Les “ancêtres” des orchestres permanents s’institutionnalisent progressivement. La présence des musiciennes n’est pas autorisée dans toutes les classes du Conservatoire et demeure assez marginale, sauf dans les classes de chant, pour les besoins de l’opéra, et de piano. Elles sont également très peu nombreuses à devenir professionnelles, en dehors des professeurs de piano pour les jeunes filles de la bourgeoisie et des chanteuses.

Le deuxième tournant se situe fin du xixe - début du xxe siècle : les femmes se voient sciemment refoulées des orchestres professionnels alors qu’elles commencent à accéder de plus en plus à certaines classes d’instrument, telles les classes de violon et de harpe (essentiellement des instruments à cordes), et qu’elles en sortent diplômées au niveau supérieur. Les musiciennes qualifiées se trouvent ainsi en situation de non-emploi ou de sous-emploi : à part les leçons particulières et quelques places dans les Écoles de musique, seuls les orchestres de brasserie et des orchestres féminins (uniquement composés de femmes) ouvrent leurs portes à ces instrumentistes professionnelles.
Troisième tournant, au cours des années 1960-70, la refonte du paysage orchestral français voit la création de nouveaux orchestres professionnels, notamment en région, et l’engagement accru de musiciens professionnels mais également de musiciennes. A cette époque, les femmes réussissent à intégrer, au sein du Conservatoire Supérieur de Paris, des classes d’instrument qui leur étaient jusqu’alors fermées : par exemple, parmi les bois. La classe de basson et, parmi les cuivres, la classe de trompette. Dans le même temps, certains orchestres les embauchent parmi les cordes puis, plus tard, parmi les bois (avant tout à la flûte). Dans les dernières décennies du siècle, les musiciennes arrivent petit à petit à investir de nouveaux pupitres. Composés d’instruments traditionnellement considérés comme masculins (contrebasse, basson, cor).
Mais, durant les années 1980-90, il s’agit davantage d’un mouvement de fond, silencieux, que de coups d’éclat ou de scandales comme les années 1970 ont pu en connaître, à la faveur de revendications féministes alors plus virulentes.
Au tournant du siècle et du millénaire, la composition des orchestres professionnels français s’est transformée, la présence des musiciennes variant selon les pupitres et selon les orchestres. En Europe, les derniers “bastions” totalement fermés aux femmes sont ébranlés à la toute fin du xxe siècle : depuis 1997, la Philharmonie de Vienne a accepté – dans le principe – d’ouvrir son recrutement aux femmes.

L’accès à la scolarisation musicale dans les écoles de musique, de plus en plus dense durant la seconde moitié du xxe siècle, a permis aux femmes de se former puis de se placer sur le marché de l’emploi musical. En particulier, leur présence plus avérée au sein des établissements supérieurs spécialisés, la croissance du nombre de diplômées parmi les instrumentistes qui peuvent envisager l’orchestre comme débouché professionnel et prétendre intégrer les ensembles professionnels.
Quelques premières musiciennes intègrent les orchestres en créant une réaction du milieu, parfois hostile, suscitant une polémique voire un “scandale”, réaction qui se retrouve fréquemment à l’égard des toutes “premières” à intégrer des métiers de savoir et de pouvoir jusqu’alors réservés aux hommes (Montreynaud, 1999). Ces musiciennes ont dû alors s’imposer et convaincre de leur compétence. Recrutées souvent grâce à la présence du “paravent” – qui cache l’identité du musicien – leur présence à l’orchestre crée un précédent. Puis d’autres musiciennes investissent des pupitres réputés alors comme féminins (notamment parmi les cordes ou les flûtes), imitant l’exemple des pionnières, citées en référence, comme porteuses chacune d’un itinéraire “possible et réussi pour une femme”.

La sociogenèse de l’accès des femmes à un instrument traditionnellement considéré comme masculin – la clarinette – permet de montrer que trois vagues se dégagent dans le processus historique de professionnalisation des musiciennes, qui correspondent à trois moments principaux de l’accès collectif de ces femmes à l’orchestre et de la construction des carrières féminines. Une première vague est constituée de pionnières qui affichent une volonté “féministe”, qui en tout cas ont conscience qu’il leur a fallu lutter pour pouvoir entrer dans l’orchestre en tant que femmes ; elles soulignent souvent d’elles-mêmes leur forte personnalité. Une seconde vague – celles des discrètes – montre une forte intériorisation d’un statut problématique de la femme : elles ont accédé aux études musicales supérieures, puis à l’enseignement comme activité professionnelle, mais doutent (ou ont douté) de leur capacité à entrer dans un orchestre. Les choses ne sont pas toujours si clairement formulées, loin de là ; elles peuvent aussi prendre la figure des aspirations à un poste – moins exposé – de second soliste. Enfin, une troisième vague – celles des paritaires –, est constituée notamment d’étudiantes et de jeunes diplômées qui affirment qu’“il n’y a pas de raison”, bien conscientes qu’elles sont femmes mais ne ressentant pas la nécessité de “lutter” pour faire reconnaître leurs compétences autrement qu’en concourant à jeu égal avec leurs collègues masculins. Ces dernières se réfèrent à l’audace des pionnières et revendiquent fortement, pour certaines, la possibilité de jouer en soliste dans l’orchestre.

Dans la professionnalisation féminine, certains facteurs se révèlent particulièrement forts aux côtés d’effets de circonstance indéniables : positivement, l’investissement familial, ’étayage parental et enseignant, la confiance en soi.

Eddy Shepens observe également des différences importantes selon les disciplines d’origine : les hommes connaissent une plus grande professionnalisation par rapport aux femmes pour les instruments d’orchestre (les instruments à cordes, à percussion et plus encore pour les instruments à vent, les quelques femmes cuivres diplômées accédant très difficilement aux places d’orchestre). A l’inverse, les femmes connaissent une plus grande professionnalisation par rapport aux hommes pour les instruments à clavier, tel le piano, où les débouchés vers l’orchestre sont minimes et qui conduisent donc essentiellement vers l’enseignement. Majoritaires lors de l’apprentissage, les femmes sont donc orientées très tôt dans des disciplines qui les excluent des débouchés professionnels les plus rémunérateurs et assurant généralement une plus grande notoriété : la scolarisation musicale ne diffère pas en cela de la scolarité générale des filles et des orientations scolaires différenciées, où – à niveau égal – les garçons s’orientent et sont davantage orientés vers les filières d’excellence (Duru-Bellat, Jarlégan, 2001). Une précédente étude du ministère de la Culture sur les élèves des écoles de musique notait que “malgré leur précocité plus grande, les filles voient leurs ambitions freinées, et canalisées vers le professorat, alors que les garçons veulent réussir comme instrumentistes, voire comme solistes, ou bien renoncent à tout projet professionnel. L’école “homogénéise” ainsi sa population féminine autour d’une ambition moyenne traditionnellement vouée aux femmes, et elle scinde au contraire en deux groupes très inégaux les garçons, placés au conservatoire exactement comme à l’école dans une compétition sévère pour la réussite sociale” (Hennion, 1982).
Ces différences observées dans la professionnalisation, qui conduisent les musiciennes davantage dans les métiers de l’enseignement que de l’interprétation, renvoient à une répartition traditionnelle des tâches et des activités dites féminines ou masculines (Bourdieu, 1980, 1998). Aux femmes sont reconnues et dévolues les capacités d’enseignement, dans leur rapport à la maternité, où l’on valorise leurs qualités de transmission et de relationnel ; la naturalisation des “qualités féminines” situe les femmes dans des métiers de l’éducation, du social, de la santé, qui constituent de véritables “maternités symboliques” (Muel-Dreyfus, 1996). Les métiers de la musique n’y font pas exception : l’enseignement de la musique comme profession, dans un cadre institutionnel (et non dans la sphère privée), est devenu “féminin”. Aux hommes, à l’inverse, sont attribuées les capacités d’action et de maîtrise du jeu en public, forme de “prise de parole” musicale. Ils investissent ainsi davantage les métiers de l’interprétation et plus particulièrement les postes à responsabilité que sont les emplois de soliste, tout comme dans le monde du travail en général (Daune-Richard, 2001).

Au sein des orchestres permanents français, la présence des femmes varie selon le degré de décision interprétative. Les instruments à vents, on l’a vu, ont tous la fonction de soliste : les femmes y sont encore peu nombreuses (15,6% chez les bois et 2% chez les cuivres, selon les données de l’afo). Mais, même parmi les cordes où les femmes sont largement plus représentées, les pupitres sont dirigés avant tout par des hommes.

Le cas des chefs d’orchestre est paroxystique : il s’agit là de décider pour tout un orchestre de la création ou re-création de l’œuvre. Concrètement, physiquement, cela implique de s’imposer à l’ensemble des musiciens (face à des orchestres qui peuvent comporter jusqu’à cent cinquante personnes pour certaines œuvres en grande formation symphonique ou lyrique). Les femmes sont encore peu nombreuses à cette fonction. Elles soulignent les difficultés rencontrées pour se faire entendre de l’orchestre, qui pousse parfois loin et violemment la contestation de l’autorité féminine (ainsi la cheffe américaine, Julia Jones, démissionne de l’orchestre de Bâle parce qu’elle n’arrive pas à se faire respecter des musiciens, dans les premières années du xxie siècle). Cela oblige les femmes qui veulent réussir à diriger une formation orchestrale à trouver des stratégies d’approche, à négocier leur autorité avec l’orchestre, plus encore que les chefs hommes, et à composer sur le plan identitaire : par exemple, en neutralisant les marques de “féminité”, en se “masculinisant” ou en recherchant une image plus androgyne, ou encore en adoptant d’autres modes de gestion et de direction de l’orchestre que celui conféré par une autorité dirigiste (et en tirant parti de leur statut de femme).

Les musiciens des orchestres professionnels français rencontrés, tous instrumentistes confondus, montrent de fortes différences quant au vécu du métier et à l’appréciation de la vie d’orchestre entre les hommes et les femmes. Les musiciennes sont ainsi proportionnellement plus nombreuses à évaluer positivement leur activité professionnelle, notamment sa dimension collective. A l’inverse, les hommes sont les seuls à parler de “déclin du métier de musicien d’orchestre” et sont plus nombreux à déprécier leur activité.

 

 

 

II. Soliste

Ecoutons en aveugle trois extraits par trois pianistes femmes, puis écoutons à nouveau, mais en vidéo, cette fois.

Deuxième mouvement du deuxième concerto de Segueï Rachmaninov

Hélène Grimaud

 

 

Yuja Wang

 

Elizabeth Sombart