ENTRE RESTAURATION ET FANSAISIE

 

Pour la restauration du château de Pierrefonds à partir de 1857, l’architecte laissa libre cours à son imagination : non seulement il recréa des pans entiers de l’édifice médiéval datant de 1393 et rendu à l’état de ruine à la suite de son démantèlement par Richelieu en 1617, mais il imagina jusqu’à la part la plus infime de son décor. Aux yeux d’Anatole France, Viollet-le-Duc avait métamorphosé Pierrefonds en un "énorme joujou" ; pour Prosper Mérimée, inspecteur général des Monuments historiques, il y avait accompli un réel prodige : "On se croirait, dit-il, en plein Moyen Âge." Inévitablement, Pierrefonds, restauré ou pastiché, ne pouvait qu’inspirer Walt Disney pour son château de La Belle au bois dormant.

Château de Pierrefonds, dans l'Oise, avant et après

 

A. Les oeuvres musicales inachevées : comment les interpréter ?

En l'état et rejoindre ainsi la pensée de John Ruskin, ou les achever par n'importe quel biais ?

Majoritairement adopté à travers l’Europe, le parti de l’interventionnisme trouva en Grande-Bretagne une ferme opposition en la personne de John Ruskin. Le théoricien de l’art contestait les interventions correctives pratiquées par son compatriote Gilbert Scott, au profit d’une stricte consolidation du monument. Ainsi que Ruskin l’exprime avec une sensibilité toute romantique dans les Sept Lampes de l’architecture (1849), restaurer un monument revenait à porter atteinte à l’intégrité de son être, à sa substance : "La restauration signifie la destruction la plus complète que puisse souffrir un édifice. [...] Prenez soin de vos monuments, vous n’aurez alors nul besoin de les restaurer. Veillez avec vigilance sur un vieil édifice, comptez-en les pierres, mettez-y des gardes, liez-le par le fer quand il se désagrège, soutenez-le à l’aide de poutres quand il s’affaisse, ne vous préoccupez pas de la laideur du secours que vous lui apportez ; mieux vaut une béquille que la perte d’un membre. [...] La conservation des monuments du passé n’est pas une simple question de convenance ou de sentiment. Nous n’avons pas le droit d’y toucher ! Ils ne nous appartiennent pas."

 

Franz Schubert, 1797-1828, Symphonie n°8, inachevée. Seuls deux mouvements (sur quatre) sont écrits.

Faut-il l'achever ?

En 1928, à l'occasion du centième anniversaire de la mort de Schubert, la Columbia Gramophone Company lance un concours pour terminer la symphonie. Le pianiste Frank Merrick le remporte. Son Scherzo (3° mouvement) et son Final (quatrième mouvement) sont joués à l'époque et depuis oubliés ; cependant ils sont diffusés à la fin des années 1980 dans les Boeing 747 de la compagnie Swissair entre Zurich et Hong-Kong. Plus récemment, le musicologue britannique Brian Newbould établit une autre complétion de la symphonie, dans laquelle il intègre les propres esquisses du Scherzo de Schubert (le trio devait être généralisé) et réutilise la musique de l'intermède de la pièce Rosamunde en guise de quatrième mouvement. Une complétion plus récente est celle de Stefan Gottfried, enregistrée pour Aparté avec le Concentus Musicus de Vienne en 2018.

Le premier entracte de Rosamunde est considéré par quelques musicologues comme le véritable Final de la symphonie. Il est aussi en si mineur, l'instrumentation est la même que dans l'original et l'ambiance musicale est similaire à celle des deux premiers mouvements. Le cas échéant, ce serait alors Schubert qui l'en aurait extrait pour s'en servir dans Rosamunde.

En 2019, le constructeur chinois de téléphone Huawei a créé une suite à l'œuvre inachevée grâce à la technologie de son nouveau smartphone et l'intervention de Lucas Cantor, compositeur contemporain. Le résultat est peu convaincant et ne ressemble pas au style de Schubert8, mais plutôt à « une bande-son de blockbuster ».

 

Frank Merrick propose ici un scherzo

 

 

Brian Newbould propose ici un scherzo basé sur le brouillon prévu par Schubert.
En effet, Schubert avait griffoné les notes du début d'un scherzo qui était destiné au troisième mouvement de la huitième symphonie. Quant au dernier mouvement, le quatrième, Newbould reprend une autre oeuvre de Schubert, Rosamunde, qui lui sert de thème principal.

00'02 : premier mouvement (Schubert)
14'59 : deuxième mouvement (Schubert)
26'08 : troisième mouvement (Newbould d'après les esquisses de Schubert)
32'40 : quatrième mouvement (Newbould sur un ancien thème de Schubert)

 

 

 L'intelligence artificielle de Huawei et la main du compositeur Lucas Cantor, lauréat des Emmy Awards, ont achevé la partition.

c'est aussi l'ordinateur qui joue l'oeuvre

00'05 : premier mouvement (Schubert)
13'53 : deuxième mouvement (Schubert)
24'34 : troisième mouvement (Huawei)
35'51 : quatrième mouvement (Huawei)

 

 

Même travail pour la dixième symphonie :

La Symphonie en ré majeur de Franz Schubert, considérée comme sa dixième, est inachevée, sous forme d'esquisses au piano de trois mouvements. C'est l'une de ses toutes dernières compositions, au cours du deuxième semestre de 1828. Elle a fait l'objet d'un travail de reconstruction et d'orchestration en 1983 par le musicologue Brian Newbould.

 

Qu'en pensez-vous ?


Histoire de Mozart et Sussmayr pour un Requiem

La messe de Requiem de Wolfgang Amadeus Mozart, composée en 1791, est une œuvre de la dernière année de la vie de Mozart. Elle n'est de la main de Mozart que pour les deux tiers environ, la mort en ayant interrompu la composition.
Sa veuve, Constance, demanda tour à tour à Franz Jakob Freystädtler, à Joseph Eybler et à Franz Xaver Süßmayr de terminer la partition pour honorer la commande, percevant ainsi la rémunération promise sans rembourser l'avance octroyée, et aussi pour réhabiliter la mémoire de son marin en vue d'obtenir une pension impériale. Le Requiem a suscité de nombreuses légendes, tant du fait des circonstances insolites de sa commande que de la difficulté de distinguer exactement ce qui était ou non de la main de Mozart.

 

 

 

B. A partir d'une oeuvre écrite, peut-on en recréer une autre ? Ou est-ce toujours la même ?

Le cas, par exemple de Jean-Sébastien Bach avec Busoni ou Loussier

 

Aucun compositeur n’aura autant été prétexte à transcriptions que J-S. Bach. Mozart lui-même, Schumann, Mendelssohn, Liszt, Brahms, Saint-Saëns, Rachmaninov, Mahler, Reger, Busoni, Schoenberg, Webern, Stravinsky et d’autres bien plus proches de notre époque ont usé de ce procédé d’après les œuvres du maître.

Faut-il rappeler que Bach a lui-même été un fervent transcripteur de ses contemporains ? Très attiré par le style italien, il a transcrit pour orgue plusieurs concertos de Vivaldi et de Corelli. De plus, Bach se transcrivait parfois lui-même dans le sens où des thèmes composés pour un instrument réapparaissaient dans d’autres des ses œuvres ultérieures.

Mais pourquoi réécrire ce qui existe déjà ?
Il y a bien sur diverses raisons. Si l’on transcrit, c’est souvent pour changer l’instrumentation : le pianiste pourra ainsi s’approprier une pièce pour violon ou faire revivre les moments forts d’un opéra au sein d’un espace réduit. L’organiste fera ressortir la polyphonie d’un chœur à travers son instrument. Le clarinettiste trouvera autant de plaisir que le flûtiste à jouer une œuvre de Bach qui n’a jamais écrit pour la clarinette puisque celle-ci n’existait pas ! Le musicien de Jazz quant à lui s’appropriera un standard pour le noyer dans un style hors du commun.

L’une des raisons la plus importante est la didactique. Mozart, par exemple, consacra un temps non négligeable à recopier les partitions de Jean-Sébastien Bach conservées à la bibliothèque de l’école Saint-Thomas de Leipzig, pour sa propre érudition, et il fut un des premiers à transcrire pour cordes certaines des fugues du Kantor afin de s’imprégner de son style rigoureux. Tout artiste commence par copier avant de créer. Les recueils et les traités d’apprentissage n’étant pas aussi courants qu’aujourd’hui, la meilleure façon de se familiariser avec un style, un genre ou une pratique était la copie et la transcription.

Le musicien pédagogue est ainsi souvent appelé à réaliser des transcriptions pour ses élèves.

De plus, les grandes maisons d’édition, notamment au 19e siècle, firent leur fortune sur la vente de réductions pour piano des chefs-d’œuvre orchestraux et lyriques des maîtres classiques et romantiques, sans parler des multiples transcriptions pour des nomenclatures extrêmement variées qui ont permis à des générations de mélomanes de découvrir le fabuleux trésor de notre répertoire musical en un temps où radio, disque et autres procédés de reproduction sonore n’existaient pas.

3° mouvement du Concerto Brandebourgeois n° 3 par le Los Angeles Guitar Quartet.

Cependant, la transcription relève d’une pratique aussi courante parmi les musiciens que controversée parmi les musicologues.
Certains puristes dénoncent l’infidélité commise au texte original, et trouvent cette pratique scandaleuse. Mais ces tenants de l’authenticité ignorent toute une tradition qui place la transcription au centre même de la vie musicale.

Il est intéressant d’observer que dans ses transcriptions, Bach ne ménageait guère l’idée initiale de l’auteur: souvent même, après quelques mesures “transposées”, il s’engageait sur sa propre voie, puis revenait à l’original pour l’abandonner à nouveau; il sautait des parties entières, en rajoutait d’autres de sorte que nous pouvons presque considérer ces transcriptions comme des oeuvres originales. C’est dire si l’on est loin des réserves émises par les adeptes de la restitution authentique à l’encontre de la moindre modification du texte original.

Ecoutez le début d’Immortal Bach, un arrangement de 1915 du choral « Komm, süsser Tod » BWV 478, par Knut Nystedt et interprété par le chœur de chambre accentus, sous la direction de Laurence Equilbey.

Qu’elle soit conçue dans une intention didactique, pragmatique, exploratoire, voire même ludique (“par amusement” ainsi que l’écrit Busoni), la transcription constitue une part considérable du travail d’écriture des musiciens.
À ce sujet, Gabriel Fauré écrivait avec pertinence dans sa préface des Oeuvres Complètes pour Orgue de Bach: “Le mal dont souffrent les chefs-d’oeuvre, c’est le respect excessif dont on les entoure”.

Quand on sait l’insatisfaction chronique des compositeurs face aux conditions souvent désastreuses dans lesquelles ont été créées leurs oeuvres, on ne peut qu’envisager de s’en éloigner, et non d’en être les épigones.

Ecoutez la deuxième Gavotte extraite de la Suite n°3 en Ré majeur transcrite pour orgue, clavecin et grand orchestre par Gustav Mahler. Le Los Angeles Philharmonic est placé sous la direction de Esa-Pekka SALONEN.

Mais quels sont les compositeurs qui ont transcrits Jean-Sébastien Bach ?
Nous n’aurons certainement pas le temps de les citer tous, tant ils sont nombreux.

Les transcriptions constituent un catalogue considérable, extrêmement varié et en constant accroissement : des versions pour deux pianos des Concertos Brandebourgeois de Max Reger aux transcriptions pour marimba des Suites Françaises et Anglaises, en passant par les orchestrations de Stokowski, les diverses combinaisons proposées pour les fabuleuses Sonates et Partitas pour violon solo, (piano et violon de Schumann, piano de Busoni, guitare de Göran Söllscher, deux violons de Willem Kes), les interprétations jazzy de Jacques Loussier et autre Swingle Singers, on n’arrête pas de redécouvrir la musique de Bach sous de nouvelles formes qui, toutes, nous ramènent fidèlement à l’original avec tout le bénéfice d’une audition variée au sens musical du terme.

La grande popularité de certaines pièces d’orgue de J-S Bach amènera F.Liszt à tenter la réduction pour piano de sept de celles-ci. L’ambition est de permettre au pianiste ne disposant pas de pédalier de faire vivre à travers ses doigts les quelques grands préludes et fugues ainsi transcrits. Le piano en fait parfaitement ressortir l‘écriture polyphonique, la main gauche utilisant fréquemment les octaves afin de suggérer la profondeur d’un jeu de 16’ du pédalier d’orgue. La réverbération de la cathédrale est compensée par un usage abondant de la pédale, libérant les étouffoirs et laissant résonner les cordes.

Ecoutez le Prélude BWV 543 pour orgue, transcrit par Franz Liszt et interprété par Fazil Say.

Mais la référence dans le domaine des transcriptions est sans conteste Ferrucio Busoni. Né d’une mère allemande et d’un père italien, tout deux musiciens, Ferruccio Busoni, 1866 – 1924 est vite acclamé comme un enfant prodige du piano. En 1886, Busoni se rend à Leipzig où il étudie la musique de Bach et commence son monumental travail de transcription pour piano des œuvres de Bach.
Véritable visionnaire en ce début de XX° siècle, il déclarera que

« la musique est née libre et qu’elle doit constamment s’affranchir des limites imposées par les instruments dont on dispose.» Lorsque l’on examine le catalogue des ses œuvres, on s’aperçoit que les trois quarts de sa production font référence à d’autres compositeurs : outre 7 volumes de transcriptions consacrées à Bach, il a revisité Mozart, Cramer, Beethoven, Schubert, Novacek, Chopin, Liszt, Paganini, Mendelssohn, Brahms, Gade, Goldmark, Wagner et Schoenberg.

On trouve parmi les transcriptions, des œuvres cultes comme la Chaconne extraite de la deuxième Partita pour violon BWV 1006. Un exercice particulièrement intéressant dans le domaine des transcriptions est la comparaison. Or, il se trouve que la Chaconne en question a interpellé plusieurs compositeurs ou transcripteurs.

Citons Schumann, Mendelssohn, Brahms, Joseph-Joachim Raff, Busoni, Léopold Stokowski en 1950, Andrés Segovia pour la guitare, Friedrich Lips pour l’accordéon, Anne Dudley, compositeur de musique de film, ou encore, le luthiste José Miguel Moreno. $ChaconneAGB

Ecoutez le montage suivant avec Jean-Marc Fabiano à l’accordéon, Andrés Segovia à la guitare dans sa propre transcription et Fazil Say au piano, dans la transcription de Busoni, tous trois interprétant la fameuse Chaconne en question.

Poursuivons notre tour d’horizon des différentes transcriptions existantes. Certes, notre proposition d’écoute n’est pas exhaustive, mais elle permettra de nous faire une idée de la richesse musicale qu’engendrent les œuvres de Jean-Sébastien Bach à travers les transcriptions, même si l’on sait bien qu’elles n’ont aucunement besoin d’être transcrites pour être intéressantes et belles, loin de là.
Dans tous les cas, les motivations du transcripteur se ramènent fréquemment aux enjeux suivants : le timbre ou l’instrumentation, les contraintes du lieu d’exécution, le degré de difficulté d’exécution d’une pièce et le style ou l’esthétique, comme les thèmes classiques repris en Jazz.
Au XXè siècle, les transcripteurs sont nombreux. Et pour cause, les styles musicaux y sont extrêmement variés : Klangfarbenmelodie, dodécaphonisme, jazz ou variété.


Ces trois exemples d’orchestration qui « sonnent XX° siècle » confirment l’idée que le timbre participe fortement à l’identité esthétique d’une œuvre.
De nombreux musiciens ont transcrit Bach en Jazz. Les compositeurs l'ont intégré dans leur travail, créant leur propre style musical :
Le MODERN JAZZ QUARTET de John LEWIS, Kenny CLARKE et Milt JACKSON dans "Blues on BACH", George SHEARING Gerry MULLIGAN, Bill EVANS, les SWINGLE SINGERS, Jacques LOUSSIER avec ses "PLAY BACH", le "CLASSICAL JAZZ QUARTET" de Daniel HUMAIR et Guy PEDERSEN, enfin le clarinettiste Jean-Christian MICHEL avec son "Quatuor avec orgue" et "jazz de l'Espace", pour ne citer qu'eux, ont bénéficié d'une culture classique et rendent hommage à Jean-Sébastien BACH.

 


La construction rythmique de nombreuses œuvres de JS BACH permet d'accentuer les temps "faibles" sans trahir l'œuvre du compositeur. Et le ré-agencement de l'architecture avec des rythmes balancés ( croches pointées-doubles ) ou syncopés ( croches accentuées ), engendre le swing et la pulsation du Jazz.
Enfin, la variété n’est pas en reste. Citons le thème de l’aria de la deuxième Suite en Ré majeur repris par le groupe Procol Harum, ou le prélude en Do majeur chanté par Maurane.


Existe-t-il une technique particulière pour la transcription ?

En fait, on pourra distinguer plusieurs sortes de transcriptions : les réductions, les extensions, les adaptations, les arrangements, ou également les paraphrases.

Les réductions sont l’adaptation de pièces orchestrales pour le piano, voire un petit groupe de musiciens. Par exemple, les Concertos Brandebourgeois, pour orchestre baroque au départ, ont été réduits pour le piano quatre mains par Reger Les extensions, c’est-à-dire l’orchestration ou l’ajout de voix supplémentaires en partant de pièces instrumentales ou vocales. Rachmaninov propose une transcription-extension pour piano de la troisième Partita BWV 1006 pour violon seul, en y apportant sa propre marque stylistique, des chromatismes et des contrepoints étrangers à Bach.


Les adaptations sont en général motivées par des contraintes pratiques. L’interprète peut transposer une œuvre pour des raisons de tessiture vocale ou adapter une construction formelle afin de respecter une durée précise selon les circonstances d’exécution.Jacques Loussier a transcrit et arrangé bon nombre d’œuvres de Bach, comme ici le célèbre Aria de la Suite en ré.

Les paraphrases, quant à elles, sont l’assemblage de plusieurs thèmes d’une œuvre donnée comme un opéra.