Au tout début du XXème siècle, la musique connaît
de profonds changements. Arnold Schönberg ose l'atonalité et
Igor Stravinsky introduit une nouvelle conception du rythme et de la répétition
quand d’autres, comme Anton Webern, Alban Berg et Béla Bartok
se posent la question du matériau sonore.
Toutefois, seuls les futuristes italiens, Filippo Tommaso Marinetti et Luigi
Russolo seront à même de provoquer la rupture nécessaire
pour aboutir à une musique résolument moderne et de conquérir
la variété infinie des « sons-bruits ».
Et Edgard Varèse ! qui aura un rôle primordial avec notamment
le choix des instruments et leur emploi si particulier !
D'autres mouvements artistiques, comme le dadaïsme et le surréalisme,
auront des incidences sur le renouveau de la pensée artistique et
musicale tout au long du 20ème siècle, et plus précisément
vers la fin des années 50.
En utilisant l’irrationalisme, l’absurdité, l’aléatoire,
la provocation, la liberté totale, ces artistes font évoluer
les structures musicales conventionnelles et défient les fondements.
L'avènement des musiques extra-européennes, le blues, le jazz
puis le Free Jazz, tous ces courants auront une importance majeure dans
évolution de l'art musical.
Mais cette époque est également marquée par les succès
de l’électronique, et les possibilités de reproduction
sonore. On voit alors naître les musiques électroniques ou
électroacoustiques.
L'ère de la machine est désormais en marche.
Bidule en Ut de Pierre Schaeffer, une œuvre de 1950 :
En 1934, l'Allgemeine Elektrizitäts Gesellschaft (AEG, que nous connaissons
aujourd’hui pour d’autres appareils) crée la première
version d'un magnétophone avec enregistrement magnétique.
Le support d'enregistrement est une bande plastique couverte d'oxyde magnétique
de fer.
Cette technologie voit naître en 1937, le Magnetophon K1, premier
magnétophone à être produit de manière industrielle.
Cette invention offre la possibilité d'enregistrer la musique et
de pouvoir l'écouter à tout moment, sans avoir besoin d'un
orchestre pour la jouer.
Le son peut être reproduit, il devient un objet que l'on peut isoler,
analyser, inverser, couper, coller, assembler : la bande magnétique
est perçue comme une série de petits fragments d'une partition.
Le montage sonore donnera naissance à une myriade de genres musicaux
inédits.
L'utilisation des magnétophones facilite également l'utilisation
des sons "non musicaux" et contribue à la remise en question
de l'objet sonore. Cette approche n'est pas totalement nouvelle dans la
création, mais la bande magnétique et la combinaison infinie
des sons qui en résultent en simplifie grandement son application.
Varèse, intéressé par ces nouveaux appareils, dit :
"Les avantages que je vois sont ceux-ci : une machine semblable nous
libèrerait du système arbitraire et paralysant de l'octave,
elle permettrait l'obtention d'un nombre illimité de fréquences,
la subdivision de l'octave, et, par conséquence, la formation de
toute gamme désirée, une étendue insoupçonnée
de registres, de nouvelles splendeurs harmoniques que l'usage de combinaisons
sub-harmoniques rendrait possibles, des sons combinés, des différenciations
de timbres, des intensités inhabituelles au-delà de tout ce
que peuvent accomplir nos orchestres, une projection du son dans l'espace
par son émission de l'une ou l'autre partie d'une salle de concert,
selon les besoins de l'œuvre, des rythmes qui s'entrecroisent indépendamment
les uns des autres… cette invention pourrait jouer toutes les notes
voulues (…) ".
Varèse a recours aux techniques de studio à la fin de sa vie,
et compose Poème électronique, où il juxtapose un orchestre
avec des sons enregistrés sur bande magnétique. L'œuvre
est présentée pour la première fois à Paris,
le 2 décembre 1954.Un montage vidéo a été réalisé
par Iannis Xenakis et Le Corbusier sur le film suivant.
L'ouverture de la musique sur des horizons sonores différents peut
désormais prendre son essor.
La révolution est un marche.
En 1948, Pierre Schaeffer (1910-1995) invente la "Musique concrète"
dans le cadre de l'art radiophonique au Studio d'Essai à la RTF (Radio
Télévision Française), grâce, comme le dit la
légende, aux trouvailles du sillon fermé et de la cloche coupée.
Ces deux expériences hasardeuses auront des répercussions
énormes sur ses conceptions musicales.
D’abord, qu’est-ce que le sillon fermé ?
Schaeffer découvre l'intérêt musical de la répétition,
grâce au son généré par la rayure accidentelle
d'un disque tournant à 78tours/minute et emprisonnant une seconde
de son. Après plusieurs répétitions, l'auditeur oublie
la cause qui a engendré le son et écoute cet "objet sonore"
pour lui-même.
Ainsi, cet objet sonore sorti de son contexte, est réutilisable dans
des situations différentes.
Et la cloche coupée ?
Avec un micro, il prélève par inadvertance un fragment du
son produit par une cloche, après l'attaque, et le répète
par la technique du sillon fermé. Il modifie sa dynamique et remarque
que le son obtenu s'apparente à celui d'une flûte ou d'un hautbois.
Il constate alors un bouleversement des lois de l'acoustique, concernant
le timbre.
En 1950, Pierre Schaeffer écrit :
"Ce parti pris de composition avec des éléments prélevés
sur le donné sonore expérimental, je le nomme, par construction,
Musique Concrète, pour bien marquer la dépendance où
nous nous trouvons, non plus à l'égard d'abstractions sonores
préconçues, mais bien des fragments sonores existant concrètement,
et considérés comme des objets sonores définis et entiers".
"Le matériau de la musique concrète est le son, à
l'état natif, tel que le fournit la nature, le fixent les machines,
le transforment leurs manipulations".
L'expression de "musique concrète" apparaît pour
la première fois officiellement dans la revue Polyphonie en décembre
1949.
Ainsi, la musique concrète repose sur un matériel sonore préexistant
constitué de sons enregistrés devant un microphone.
Des bruits ou du son instrumental. Ils sont ensuite modifiés, manipulés,
transformés, juxtaposés en studio.
A l’origine, la bande magnétique était conçue
comme un support pour la mémoire musicale. Avec la musique concrète,
elle devient un moyen de création.
Dès 1951, Pierre Schaeffer, réalise des bruitages et ambiances
divers pour la télévision, mais comprend très rapidement
que la manipulation des sons et les éléments de prise de sons
peuvent susciter un art nouveau.
Il s'intéresse surtout à leur valeur sonore, dégagée
de la cause ou de l'instrument qui les produit.
Etude au chemin de fer en 1948, est composée à partir d'enregistrements
de locomotives à vapeur, et utilise en fait un tourne-disques et
non un magnétophone, permettant le collage d'enregistrements, les
variations de vitesse, l'effet rayures en continu et des enregistrements
inversés.
Etude au chemin de fer :
Pour comprendre le travail de Schaeffer, il faut prendre conscience de
l'importance de la radio en 1948 : les programmes dramatiques, les romans
d'aventure, la musique et les journaux d'information, sont tous radiophoniques.
Le 20 juin 1948 à 21h , cinq études de musique concrète,
réalisées sur disques souples, sont diffusées sur la
chaîne de Radio-Paris, lors d'un programme nommé Concert de
Bruits. A cette occasion, le public a pu entendre les œuvres suivantes
Etude aux tourniquets , Etude aux chemins de fer, Etude pour orchestre,
Etude au piano et Etude aux casseroles.
Suite aux réactions positives des auditeurs, Schaeffer reçoit
l'appui de l'administration française pour créer un studio
à la RTF, avec l'aide d'un certain Pierre Henry.
La collaboration entre Pierre Schaeffer et Pierre Henry donne naissance
à la fameuse : Symphonie pour un homme seul, dans le sens où
un seul homme est aux commandes de tous les sons.
Cette œuvre est la première œuvre de musique concrète
donnée en concert en France le 18 mars 1950.
Symphonie pour un homme seul :
En 1958, Pierre Henry , l'autre grand artisan de la musique concrète,
donc, aux côtés de Pierre Schaeffer quitte la RTF pour former
son propre studio indépendant : APSOME.
Dans son Studio privé de musique électroacoustique, il constitue
une incroyable sonothèque recensant plus de 50 000 sons.
Parmi ses travaux les plus intéressants, certains sont fortement
imprégnés d'une atmosphère lyrique et tragique : Voile
d'Orphée en 1953, Haut-Voltage en 1956, Variations pour une porte
et un soupir en 1963, Apocalypse de Jean en 1968, Dieu en 1977, sans oublier
les jerks électroniques de Messe pour le temps présent en
1967, destinés aux ballets de Maurice Béjart !
Vendus à 300 000 exemplaires, ses disque permettent une intrusion
de la musique concrète auprès du grand public, et une certaine
sensibilisation.
Et si vous avez suivi l’actualité, Pierre Henry a donné
sa dernière création, Objectif Terre, l’été
dernier, au Festival d’Avignon.
Voile d’Orphée de Pierre Henry :
Ronflements, l'une des variations pour une
porte et un soupir :
François Bayle, un autre grand compositeur français qui a
joué un rôle important dans le développement de cette
musique, compose des œuvres d'une extrême richesse poétique
: "L'oiseau chanteur", "Jeïta ou le murmure des eaux",
ou encore Espaces inhabitables.
Espaces inhabitables :
Avec François Bayle, la musique concrète devient musique
électro-acoustique et, de nos jours, musique acousmatique c’est-à-dire
"musique des sons invisibles".
Sa spécificité est d'avoir comme support unique la bande remplacée
plus tard par l'ordinateur.
La musique acousmatique est celle des hauts-parleurs.
Les studios du GRM, c’est-à-dire le Groupe de Recherches Musicales,
comptent aujourd'hui plus de 1200 oeuvres et voient passer plusieurs générations
de compositeurs, comme Luc Ferrari, par exemple, avec
Hétérozygote, une œuvre
de 1964 :
Enfin, il n’y a pas qu’en France que se développe la
musique concrète.
En Allemagne, le studio de musique électronique de Cologne naît
le 18 octobre 1951, le jour ou l’on diffuse sur les ondes de la Nordwestdeutscher
Rundfunk une émission intitulée "Die Klangwelt der elektronische
Musik" « le monde sonore de la musique électronique »
: une série d'expérimentations sonores effectuées grâce
au Melochord d'Harald Bode et à un magnétophone AEG.
Et en 1953, Karlheinz Stockhausen revient à Cologne après
avoir notamment travaillé dans le studio de musique concrète
de la Radio-Télévision française sous la direction
de Pierre Schaeffer.
Il travaille alors dans ce studio nouvellement établi à la
radio ouest-allemande et le 18 octobre 1953, le premier concert de musique
électronique est donné à la WDR (Westdeutscher Rundfunk)
avec des œuvres de Eimert et Beyer, ainsi que deux premières
études électroniques de Stockhausen.
Study I, de Stockhausen :
La philosophie initiale du studio de la Westdeutscher Rundfunck de Cologne
était très différente de celle de Paris.
En effet, contrairement à la musique concrète, qui n'utilise
que des sons captés par micro, la musique électronique utilise
comme matériau de base des sons artificiels produits uniquement par
des générateurs de fréquences électroniques
: cette approche s'appelle l'Elektronische Musik.
Les premiers disques de musique électronique sortent en 1954 chez
Deutsche Grammophon.
Mais Stockhausen, insatisfait, décide de briser les barrières
entre l'instrumentation conventionnelle et les sons électroniques,
et en 1955, il ouvre la voie à l'utilisation de l'espace acoustique
dans son œuvre "Gruppen", composée pour trois orchestres
placés dans différentes parties d'un auditorium. Il reprendra
cette idée dans le domaine électronique avec Gesang der Jünglinge
(Chant des adolescents) en 1956, conçu pour plusieurs séries
de hauts-parleurs. Stockhausen y mélange, dans un même continuum,
la voix d'un jeune garçon récitant une portion du "Livre
de Daniel" et des sons électroniques : c'est l'une des œuvres
fondatrices de la musique électroacoustique et de la spatialisation
du son.
Gesang der Jünglinge, de Karlheinz Stockhausen :
En Italie, la recherche est également importante.
En 1954, Luciano Berio et Bruno Maderna décident de travailler ensemble
pour explorer le potentiel de la Tape Music (manipulations de bandes magnétiques)
en créant le Studio di Fonologia à la RAI de Milan.
Les travaux les plus importants du studio sont axés sur le traitement
de la voix.
En ce sens, la pièce la plus connue de Luciano Berio est Hommage
à Joyce en 1958.
Berio demande à son épouse, Cathy Berberian, de lire le chapitre
11 d'Ulysse de James Joyce. Il traite alors les mots électroniquement
en découpant la bande. L'intérêt particulier de ce mélange,
réside dans le collage qui suggère à l'auditeur une
réappropriation complète du texte d'origine.
Hommage à Joyce en 1958 :
Une autre approche de la musique concrète est ce que l’on
appelle la musiques mixte.
La musique mixte associe les sons sur bande magnétique, les instruments
et les voix jouées en direct.
Nous en trouvons un bel exemple chez Bruno Maderna, dans une œuvre
pour flûte et bande de 1954, intitulée
Musica su due dimensioni :
En conclusion, on peut dire que le timbre est devenu le souci premier des
compositeurs du Xxè siècle, et que, grâce aux progrès
de l’électronique, il présente un intérêt
exponentiel. Les compositeurs européens, mais également les
compositeurs américains, ont exploité au maximum ces nouveaux
sons.