Le concerto

 

Ce thème a fait l'objet d'une émission radio diffusée sur Accent4. Cette dernière a été enregistrée par les élèves du collège Victor Hugo.
Vous avez le choix de suivre l'émission ou d'en lire le script ci-dessous avec les extraits sonores.

L'émission complète (la Périschole) est découpée en trois parties :

- la première partie suit le script ci-dessous (jusqu'à 42 minutes et 25 secondes)

- la seconde partie est l'atelier pédagogique qui reprend quelques explications (à 42 minutes et 25 secondes jusqu'à 46 minutes et 50 secondes)

- la dernière partie est une proposition d'écoute de plusieurs concerti

 

 

Nous sommes à Venise, au XVIè siècle.
Que se passe-t-il exactement ?
Il règne là-bas, une importante diversité de styles, de formes, de techniques, de dénominations et de caractéristiques. Mais trois grands compositeurs tendent de fondre en un style un peu plus unifié, les trois éléments. Il s’agit de Giovanni Gabrieli (1553 ou 1556 à 1612), maître de la musique d’église, Claudio Monteverdi (1567-1643), compositeur le plus universel du début du baroque et Girolamo Frescobaldi (1583-1643), maître de la musique pour clavier.

Les premiers indices d’un changement se perçoivent dans les œuvres à double-chœur d’Adriaan Willaert, maître de chapelle de la basilique Saint-Marc de Venise. On trouve dans sa musique des éléments d’espace, de contraste et des effets d’écho.

Ecoutez Credidi, propter quod locutus sum, psaume 115, une œuvre pour double chœur d'Adriaan Willaert.

Avec Willaert, et grâce à l’architecture de la basilique Saint-Marc, on assistait à une spatialisation de la musique, en plaçant par exemple dans un transept un ensemble vocal, et à un autre endroit, d’autres chanteurs. Le terme employé en Italien était : cori spezzati, c’est-à-dire « morceaux de chœurs ».
De plus, cette alternance était accentuée par l’utilisation d’instruments, conjointement, ou en alternance avec les voix.

Mais quel est le rapport avec le concerto ?

Il manque en effet une pièce à l’ensemble. Le « colla parte » c’est-à-dire la doublure ou la substitution des voix chantées par les instruments, procédé typique de la Renaissance va disparaître. Et une nouvelle pratique apparaît, celle qui permet la combinaison de voix et d’instruments, ainsi que l’opposition de groupes sonores.

Ecoutez Angelus Domini à huit voix extrait des Sacrae Symphoniae de 1597 de Giovanni Gabrieli, une œuvre pour pour double chœur.

Cette combinaison de voix et d’instruments apparaît sous le nom de « concertato » ou »concerto ».
Le mot vient probablement du verbe « concertare », concourir ou concurrencer. On le rencontre sporadiquement tout au long du XVIè siècle, mais c’est en 1587 qu’il est écrit clairement : « concerti per voci e stromenti » d’Andrea et Givanni Gabrieli.

A la fin du XVIè siècle, le terme est à la mode : « Intermedi e concerti » de Malvezzi en 1591, « Concerti ecclesiastici » d’Andrea Gabrieli en 1590, ceux de Banchieri en 1595 et ceux de Viadana en 1602.

Ecoutez le Concerto di dui Angioletti in dialogo, extrait des Nuovi pensieri ecclesiastici, Libro III, opus 35, qui date de 1613, d’Adriano Banchieri.

Malvezzi relate les festivités nuptiales de Ferdinand de Médicis. Il est frappé par la richesse des coloris, la variété des combinaisons instrumentales et vocales et les agréments qu’improvisent les exécutants. Les ensembles purement instrumentaux sont appelés « concerto », voire « concerto grosso ».
Banchieri, quant à lui, dans ses Concerti ecclesiastici pour double-chœur, a doté le seul premier chœur d’un accompagnement d’orgue, ce qui suffit à justifier l’appellation de « concerto ».

De plus, sur certaines parties d’orgue qui accompagne ces « Concerti ecclesiastici », il est écrit « en style concertato », ce qui sous-entend, en style moderne.
Le concerto est en somme un gage de modernité, de nouveau style, qui veut rompre clairement avec l’ancienne pratique.

Ecoutez la Canzon Sol, sol, la sol, fa mi à 8 voix, datant de 1608, pour deux orgues, de Giovanni Gabrieli, enregistrée en 1990 sur les orgues historiques de la Basilique di San Pietronio de Bologne.

Les Italiens avaient presque tout à créer dans la musique instrumentale. Il fallait lui prêter une vie et des formes indépendantes de la musique vocale à laquelle elle avait été assujettie.
Surtout que la facture instrumentale connut un essor formidable ! Dès 1600, les violons fabriqués à Crémone par les Amati étaient célèbres, et les compositeurs se passionnaient pour cet instrument capable de rivaliser avec la voix humaine.

Et l’apport de Girolamo Frescobaldi n’est pas des moindres. Ce virtuose du clavier qui a passé trente ans au clavier de l’orgue de la basilique Saint-Pierre de Rome, est le premier à indiquer avec autant de clarté la coupe en trois mouvements contrastés, qui permettra à la sonate de se constituer. Frescobaldi confirme ainsi l’autonomie d’une musique purement instrumentale, qui peut vivre, croître, tout exprimer à elle seule.

Ecoutez une Canzone de Girolamo Frescobaldi, écrite en 1637.

L’Italie attire les compositeurs étrangers qui ajouteront des pierres à l’édifice.
La choral allemand voit apparaître le « concertato-choral » qui exige une basse-continue, comme en 1619 dans le Polyhymnia caduceatrix de Michael Praetorius.

Johann Hermann Schein (1586-1630), l’un des plus éminents prédecesseurs de Jean-Sébastien Bach à Saint-Thomas de Leipzig, use des procédés italiens tout en y incluant le choral et crée ainsi les éléments musicaux qui annoncent la cantate.
Les compositeurs allemands d’obédiance protestante se montrèrent tout particulièrement réceptifs à l’égard des nouveautés venues d’Italie. Johann Hermann Schein fut parmi les premiers à adhérer avec enthousiasme à ces techniques de compositions, bien qu’il n’ait pas été à Venise comme avait pu le faire son ami Heinrich Schütz. Mais il faut dire que ce répertoire « moderne » italien était déjà largement diffusé en Allemagne, notamment depuis la parution à Francfort en 1609, du premier recueil de musique sacrée soliste avec basse continue, les Cento concerti ecclesiastici (écrits en 1602) de Ludovico Viadana.

Schein a ajouté à ses madrigaux rassemblés dans Israelis Brünnlein, une indication d’interprétation, à savoir « auf einer italian madrigalische Manier », à la manière des madrigaux italiens.

Ecoutez Nu danket alle Gott extrait du Israelis Brünnlein de Johann Hermann Schein écrit autour des années 1620.

Tout le XVIIè siècle devient le théâtre d’un impressionnant échange d’idées, d’adaptations et de découvertes. L’Europe entière est touchée par la magie italienne et le « style-concertato » s’impose tout naturellement.

Mais le concerto tel qu’on le connaît aujourd’hui ?

Retournons en Italie, mais à Bologne, cette fois. Nous y rencontrerons dans la deuxième moitié du XVII siècle les deux plus grands maîtres de l’école instrumentale : Arcangelo Corelli (1653-1713) et Giuseppe Torelli (1658-1709).

Corelli a écrit de nombreuses sonates d’église en trio, de chambre et douze célèbres Concerti Grossi. Il avait travaillé à ses concerti près de trente années durant. Mais on y trouve clairement le principe de contraste qui s’attachera désormais à toute la littérature concertante, à savoir, l’opposition entre le « concertino », c’est-à-dire le groupe de trois solistes (deux violons et un violoncelle, souvent appuyés par un clavecin) et l’ensemble de l’orchestre, concerto ou tutti.

Ecoutez le 3° des 6 mouvements du Concerto grosso n°8 en sol mineur « Pour la nuit de Noël », écrit vers 1690 par Arcangelo Corelli.

Le style et la forme de ces concertos, composés d'une série de mouvements courts dont la mesure et le tempo étaient très contrastés, étaient en réalité identiques à ceux du genre dominant de l'époque dans la musique de chambre, la sonate en trio

Quant à Torelli, beaucoup des ses partitions ne nous sont pas parvenues, mais il semble qu’il ait écrit plusieurs concerti. En revanche, il offrit aux jeunes Vivaldi et Bach, un modèle de son concerto pour violon solo et orchestre.

La popularité du concerto perdura durant toute la période baroque, les derniers exemples importants étant les six Concertos brandebourgeois de Bach.

Ecoutez le troisième et dernier mouvement du Concerto brandebourgeois N°6, BWV 1051, en si bémol majeur, de Jean-Sébastien Bach.

Du concerto grosso naquit une sous-catégorie, le concerto soliste, dans lequel le concertino fut remplacé par un instrument en solo unique, ce qui accrut le contraste entre le soliste et l'orchestre.
Les concertos solistes furent tout d'abord écrits pour le violon, la trompette ou le hautbois par des compositeurs italiens comme Torelli et Tomaso Albinoni, mais s'adressèrent ensuite rapidement à une grande variété d'instruments solistes.

Les plus célèbres sont ceux du compositeur italien Antonio Vivaldi. Un nombre croissant d'instrumentistes virtuoses, notamment les violonistes, exploitèrent le concerto soliste pour illustrer leur talent, tant dans les églises que dans les concerts privés et semi-publics, qui devenaient de plus en plus nombreux.

Ecoutez le deuxième mouvement du Concerto en Do majeur pour flûte soprano et orchestre d’Antonio Vivaldi.

Les premières compositions de ce type établirent le plan formel général qui demeura caractéristique du concerto soliste jusqu'aux environs de 1900 : une succession de trois mouvements dans l'ordre rapide-lent-rapide, dont le mouvement central était dans une tonalité différente du premier et du dernier. Les passages solistes des mouvements rapides correspondaient à de longues sections, souvent dominées par une ornementation rapide, qui alternaient avec quatre ou cinq parties récurrentes pour l'ensemble de l'orchestre (appelées ritornellos).

Dans au moins l'un des mouvements, le soliste devait démontrer son habileté technique et musicale avant la ritournelle de fin, dans un passage improvisé appelé cadence. Celle-ci est restée un élément habituel du concerto jusqu'aux époques classique et romantique, même si les compositeurs ultérieurs l'écrivirent au lieu de s'en remettre aux goûts et aux capacités de l'interprète.

Le changement musical décisif qui vit le passage du baroque au classicisme, au milieu du XVIIIe siècle, devait inévitablement rejaillir sur le concerto. Hormis une variante française appelée la symphonie concertante, le concerto grosso disparut au profit de la symphonie, qui en avait adopté de nombreuses caractéristiques.

Toutefois, le concerto soliste demeura comme moyen d'expression de la virtuosité, indispensable au compositeur-interprète.

Jean-Jacques Rousseau inscrit en 1764 le Concerto à son Dictionnaire de musique, et en donne la définition suivante :

CONCERTO, singulier masculin. Mot italien francisé, qui signifie généralement une symphonie faite pour être exécutée par tout un orchestre ; mais on appelle plus particulièrement concerto une pièce faite pour quelque instrument particulier, qui joue seul de temps en temps avec un simple accompagnement, après un commencement en grand orchestre ; et la pièce continue ainsi toujours alternativement entre le même instrument récitant et l'orchestre en choeur. Quant aux concerto où tout se joue en rippieno, et où nul instrument ne récite, les François les appellent quelque fois trio, et les italiens sinfonie.

Ecoutez le final du Concerto pour piano en Ré majeur de Joseph Haydn.

Le piano, alors en plein essor, supplanta peu à peu le violon au premier rang des instruments solistes. Ce fut notamment l'instrument favori de Wolfgang Amadeus Mozart, qui écrivit à la fin du XVIIIe siècle quelques-uns des concertos les plus célèbres (la plupart pour piano), et de Ludwig van Beethoven, dont les cinq concertos pour piano et l'unique concerto pour violon (1801-1811) constituèrent l'apogée de cette forme musicale.
Durant la période classique, la durée du concerto s'allongea. Sa forme était calquée essentiellement sur la sonate, à cette différence près que l'instrument soliste et l'orchestre jouaient ensemble ou en alternance. Le dernier mouvement était en général un rondo dans lequel le soliste jouait un refrain récurrent. Les mouvements lents avaient une forme moins définie. À l'instar des symphonies, les concertos devinrent de grandes œuvres très différenciées, destinés à être exécutées dans une salle de concert et devant un vaste public.

Ecoutez le premier mouvement du deuxième Concerto pour piano de Ludwig Van Beethoven.

À partir de 1820 environ, quelques compositeurs écrivirent un petit nombre de concertos, généralement destinés à un interprète particulier. La virtuosité prodigieuse du violoniste italien Nicolò Paganini, puis celle du pianiste compositeur hongrois Franz Liszt, contribuèrent à l'établissement du mythe du virtuose génial.

D'importants concertos, la plupart pour piano et violon, furent écrits par Liszt et par les compositeurs allemands Carl Maria von Weber, Felix Mendelssohn, Robert Schumann et Johannes Brahms, ou Edvard Grieg, Frédéric Chopin et Piotr Ilitch Tchaïkovski. Le plan général des trois mouvements ainsi que la forme interne de ces concertos témoignent d'une grande originalité, même s'ils restaient symphoniques par essence.
Le solo et l'orchestre furent presque toujours traités de manières opposées, qui aboutissaient à une synthèse finale. Ceci reflète l'opposition et la synthèse tonales qui constituent le cœur de la forme sonate.

Ecoutez un extrait du dernier mouvement du premier Concerto pour piano et orchestre de Frédéric Chopin.

Face aux approches musicales radicalement nouvelles du début du XXe siècle, le concerto symphonique virtuose sembla dépassé à de nombreux compositeurs, même si quelques solistes, généralement des pianistes ou des violonistes, continuèrent à inspirer des auteurs comme Arnold Schoenberg, Alban Berg, Anton Webern, Paul Hindemith, Béla Bartók et le Russe Igor Stravinski.

Toutefois, ces auteurs envisageaient leurs œuvres comme un problème formel, et si l'on découvre souvent dans celles-ci l'influence des styles plus anciens, il est rare qu'elles s'y conforment fidèlement. Un regain d'intérêt pour les sons clairs et contrastés ainsi que pour l'écriture contrapuntique remirent au goût du jour l'ancien concerto grosso (tendance manifeste, par exemple, dans le concerto de chambre de Berg pour piano et violon solistes, ainsi que dans le concerto Ebony de Stravinski, écrit pour l'orchestre de jazz de Woody Herman).

Ecoutez le deuxième mouvement du Ebony concerto d’Igor Stravinsky, écrit pour Woody Herman et son orchestre de jazz.

Au Xxè siècle, le concerto ne suit plus de courant esthétique commun. Son langage se diversifie considérablement. Certains compositeurs oscillent entre néo-classicisme, néo-romantisme, influencés ou non par le jazz, comme Rachmaninov, Ravel, Poulenc, Prokofiev, Chostakovitch ou Gershwin, par exemple, d’autres fondent leur propre langage, comme Messian et Schönberg, ainsi que toute une génération de chercheurs du son, tels Ligeti, Boulez, Stockhausen ou Xenakis.

Ecoutez le début de Synaphaï, Concerto pour piano et orchestre d’Iannis Xenakis, une œuvre qui date de 1969.