Qu'est-ce qu'une oeuvre musicale rock ?

 

Traiter la question de la mise en œuvre d’une production musicale dans le cadre des musiques rock exige, en préalable, de tenter de fixer les contours de ce que l’on appelle une « œuvre rock ».
Œuvre musicale, elle agence des sons, des hauteurs, des durées et des timbres, ce qui, en soi, ne la différencie guère de la plupart des œuvres musicales. Elle est dans la plus grande majorité des cas une musique non écrite au sens où l’on entend le terme d’écriture dans le cadre de la musique savante (on trouve bien entendu quelques exceptions). « Non écrite », elle n’est pas pour autant une musique de tradition uniquement « orale », mais elle est aussi, et c’est là tout l’enjeu des musiques populaires enregistrées, transmise via un enregistrement phonographique (c’est par le disque que la musique circule).

Dans Philosophie du rock, Roger Pouivet, dans sa recherche d’une ontologie du rock, définit l’œuvre musicale rock ainsi :

« x est une œuvre musicale rock si et seulement si :

  • x est constituée d’un enregistrement ;
  • x entre dans le système de production artistique des arts de masse. »

  • L’œuvre musicale rock est par conséquent un « artefact enregistrement » et ne saurait exister en dehors de cette condition.
    « Quand l’enregistrement est utilisé non pas simplement pour reproduire des sons, mais pour créer des œuvres musicales, ajoute le philosophe, il existe alors un nouveau type de choses. Des œuvres musicales qui n’existaient pas auparavant. » (p. 13).

    De fait, il est communément reconnu que le « texte premier » (the primarytext comme l’a notamment défini Allan F. Moore) n’est autre que l’enregistrement : c’est bien cet objet que l’on analyse. La transmission de l’œuvre rock – à l’image du jazz – est essentiellement phonographique, son analyse est donc intimement reliée à l’enregistrement. Il est fréquent que la transcription sur papier soit réalisée a posteriori et ne soit pas du fait même des compositeurs mais d’un transcripteur autre. L’œuvre rock est, par nature, une interprétation, la fixation d’un geste, celui du musicien ou des musiciens participant à son élaboration, et réalisée dans les conditions particulières d’un enregistrement de type « constitutif » (voir Roger Pouivet, p. 56), c’est-à-dire dont les éléments sont apportés les uns après les autres dans le cadre d’un processus d’enregistrement en studio puis fixés par le mixage.
    L’œuvre musicale rock devient donc ainsi la représentation d’un geste que Philippe Gonin, auteur de ce dossier, compare à une forme métaphorique d’écriture et appelle « le geste-écriture ». Mais par les choix qui y sont faits, résultant soit de la volonté, soit du hasard, par les traitements qui sont appliqués aux sons enregistrés – qui ne sont pas livrés à l’état brut, il ne s’agit pas là d’un enregistrement-témoignage – l’œuvre musicale rock est un produit réalisé en studio. Le temps du studio ne se situe pas sur un niveau neutre, mais représente une action donnant à ce studio le statut d’outil de création.

     

    Structure simple vs structure complexe

    L’œuvre rock est dans la plupart des cas le résultat (la résultante) d’un processus de modification, de mise en espace, d’une structure préexistante appelée par Philippe Gonin « structure simple ». Cette structure simple est constituée (majoritairement) de trois éléments musicaux fondamentaux :

    • la ligne mélodique ;
    • la grille harmonique (succession des accords) ;
    • la structure formelle.

    Éléments auxquels s’ajoute un autre dont l’importance est variable – mais parfois inexistant : le texte.
    Les trois éléments purement musicaux énoncés sont la base même de l’écriture d’une chanson de type rock. On peut y ajouter la notion de riff (structure qui peut être mélodique, rythmique, harmonique ou une combinaison de l’un ou plusieurs de ces éléments). Ils ne sont pas immuables et peuvent, lors du processus de création, donner lieu à des modifications substantielles lors de leur mise en œuvre en studio.
    L’œuvre rock ne saurait donc se résumer à sa structure simple dont nous verrons qu’elle est parfois très succincte et que, parfois, l’œuvre n’existe que par la mise en œuvre d’une structure complexe rassemblant en un tout cohérent des éléments épars (voir « Le temps du studio »).

    Ainsi, pour passer d’un état à l’autre, le processus de création s’avère être plus ou moins complexe entre le temps de la composition (celui de l’élaboration de la structure simple ou des éléments qui seront ensuite rassemblés pour créer l’œuvre) et celui de sa réalisation en studio. Un processus que l’on pourrait résumer par le schéma suivant et dont l’importance de chacun des éléments est modulable selon que l’on étudie telle ou telle œuvre.


    Source : Philippe Gonin, « De l’esquisse à l’œuvre enregistrée : regard sur une poïétique du rock », Musicologies nouvelles, Lyon, Éditions musicales Lugdivine, 2017, p.117-125.

    Pour prendre un exemple simple (emprunté à l’article dont est issu le schéma ci-dessus) : c’est bien John Lennon qui a composé et écrit « Strawberry Fields Forever » (structure simple), mais ce sont les Beatles auxquels il faut ajouter l’ingénieur du son, le producteur, voire l’ingénieur du son spécialement chargé du mastering, sans oublier l’arrangeur ayant écrit les parties de cuivres et de cordes (certains acteurs pouvant être confondus) qui, au final, ont façonné l’œuvre telle qu’elle est ensuite présentée sous sa forme enregistrée, mixée et fixée sur un support (structure complexe).
    Analyser la « structure simple » est bien entendu toujours utile pour déterminer quelles sont les habitudes d’écriture de tel ou tel musicien de rock, une écriture liée, dans la plupart des cas, au « geste » du musicien et qui permet de souligner, par exemple, certaines redondances d’enchaînements d’accords ou de contours mélodiques.
    C’est pourtant essentiellement à la structure complexe que nous allons nous intéresser ici : au son, à la texture, à la manière dont ces textures ont été mises en œuvre, réalisées et finalisées dans un objet-disque intitulé You Had It Coming.